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L'art et l'âme des jardins

"Ce sont des miroirs de la société et d'une époque", selon Pierre Bonnechere.

L'édition initiale du livre de Pierre Bonnechere a été épuisée huit mois à peine après sa sortie. Une réédition est probable pour l'an 2000. En attendant, l'historien réalise d'autres projets intéressants, mais cela est une autre histoire...

"Le Jardin botanique et le cimetière du mont Royal sont les plus beaux lieux à visiter à Montréal", estime Pierre Bonnechere. Tous les dimanches, il se rend à l'un ou l'autre pour faire de la lecture ou pour marcher le long des sentiers où plantes, fleurs et arbres créent une atmosphère de détente. Mais son intérêt pour les jardins dépasse l'aspect paysager. Selon lui, ils valent tous les traités de philosophie pour exprimer une civilisation.

Telle est l'opinion du professeur du Département d'histoire qui a consacré cinq ans de travail à la réalisation d'un livre de 350 pages sur les jardins. La publication explore les dimensions sociale, religieuse et culturelle du jardin de l'Antiquité à nos jours en mettant l'accent sur les périodes anciennes. "Pour expliquer les influences qui marquent les jardins plus récents, il était essentiel de s'attarder sur l'Antiquité et le Moyen Âge, souvent négligés dans les autres ouvrages", souligne l'historien.

Pierre Bonnechere et Odile de Bruyn, L'art et l'âme des jardins, Anvers, Fonds Mercator, 1998, 350 pages, 160$.

Écrit en collaboration avec Odile de Bruyn, historienne de l'Université de Louvain, L'art et l'âme des jardins met en lumière les liens qui toujours ont uni la littérature, la peinture, la sculpture, la musique et l'architecture à la création des jardins. L'anthologie d'images et de textes expliqués, traduite en anglais et en néerlandais, rappelle ainsi à quel point bois, eaux, bocages et clairières ont inspiré les poètes, les peintres et les musiciens. Et plus encore. "Le jardin est une voie royale pour mieux comprendre les hommes et la société", fait valoir Pierre Bonnechere.

Constante religieuse, érotique et sexuelle
"Aucune photo de jardins ne figure dans le livre", lance avec un sourire le professeur d'origine belge. Puis, il s'empresse d'ajouter qu'il n'en est pas moins abondamment illustré. En effet, touffu comme un bosquet, l'ouvrage contient plus de 300 représentations de jardins, presque toutes en couleurs: des peintures, des gravures, des reliefs, etc. C'est par le biais de textes anciens peu connus que les auteurs éclairent quantité de documents iconographiques. Ainsi le lecteur est amené à saisir "l'esprit" de chaque civilisation à travers les jardins.

"De nombreuses distinctions caractérisent chaque société et époque, mais on retrouve une constante religieuse, érotique et sexuelle dans tous les types de jardins... même dans ceux du Moyen Âge", révèle le spécialiste de la religion grecque antique, dont l'intérêt pour le mystère religieux l'a amené à se pencher sur les jardins.

Pour Pierre Bonnechere, les jardins sont un véritable réceptacle de la religion. "Les mausolées des empereurs mongols, en Inde, sont construits au milieu de jardins qui symbolisent celui du paradis, mentionne-t-il. Et puis, tous les jardins arabes portent en eux cette recherche de luxuriance, car le Coran parle du paradis promis aux justes comme d'un jardin d'abondance. Les Assyriens, eux, considéraient la grandeur du jardin comme proportionnelle au soutien divin. On saccageait par ailleurs les aménagements paysagers du royaume conquis, car ils représentaient la puissance royale." De la même manière, les jardins médiévaux ont aussi des origines bibliques et donc méso-orientales: certains textes et peintures parlent notamment de la fiancée comme d'un jardin clos, une métaphore évidente de la Vierge Marie et de sa virginité.

Mais il n'y a pas que des renvois religieux. Les références à la nature et au cycle de la vie y sont aussi très nombreuses. Par exemple, en Grèce, au 5e siècle avant Jésus-Christ, on parle des "prairies fendues d'Aphrodite"; en Mésopotamie, le jardin et l'amour sont associés à la fertilité universelle. Les auteurs rapportent même un exemple, tiré des fabliaux des 13e et 14e siècles, où le sexe de la femme est comparé à un jardin:

"Daviez lui a mis la main / Sur les mamelettes tout droit / et demanda ce que c'était. / Elle dit: 'ce sont mes mamelles, / Qui sont très blanches et belles, / Il n'y a rien en elles de souillé ni de sale'. / "Et Daviez de sa main dévale / droit au pertuis dessous le ventre, / par où le vit dans le corps entre; / il sentit les poils qui croissaient: / encore doux et soyeux ils étaient. / Il tâte bien le tout de la main dextre, / puis demande ce que cela peut être. / 'Ma foi', fait-elle, 'c'est mon pré, / Daviez, là où vous tâtez; / mais il n'est pas encore fleuri.' / 'Ma foi, dame', dit Daviez, / 'il n'y a pas d'herbe encore plantée, / et qu'est-ce au milieu de ce pré / que cette vallée suave et pleine?' / 'C'est', fait-elle, 'ma fontaine, / qui ne sourd point à ce moment' [...]."

Ce n'est pas par plaisir de mettre du croustillant dans le livre que M. Bonnechere a tenu à donner ces exemples. "C'est une constante importante dans l'histoire des jardins", remarque-t-il.

L'esprit des jardins
Le rapport des jardins avec la peinture et la musique est aussi très clair. Longtemps les jardins ont inspiré les peintres et les musiciens: Les jardins, de Monet, Champ de maïs et cyprès, de Van Gogh, La Finta Giardiniera, de Mozart, Les jardins sous la pluie, de Ravel, et, bien sûr, la musique médiévale comptent parmi les oeuvres les plus révélatrices de cette inspiration. Pas étonnant que l'idée du poète qui compose dans un jardin ou celle d'un musicien qui y joue de son instrument soient aujourd'hui encore très présentes dans nos esprits.

"Ce lieu féerique où la nature et la culture se rejoignent grâce à la magie de l'art est aussi propice à maints jeux", souligne Pierre Bonnechere. Mais cette image des loisirs associée aux jardins cache une autre dimension sociale. Certains endroits sont par exemple davantage destinés à certaines couches sociales. Le cas de Versailles à cet égard est patent. "Ce lieu servait notamment d'échappatoire à l'étiquette sociale, dit le professeur. Et puis, ce n'est pas pour profiter de la nature et de l'air pur que les nobles françaises fréquentaient le parc de Versailles. Elles s'y rendaient pour faire des pique-niques et s'adonner à la promenade, mais ces activités n'étaient souvent qu'un prétexte pour être à l'affût des regards et des racontars." Bref, il est possible de voir le jardin à travers la société, mais aussi la société à travers le jardin.

N'empêche que, pour saisir l'esprit du jardin, il faut connaître l'époque et comprendre les textes anciens. Voilà pourquoi l'ouvrage ne traite pas des jardins japonais et chinois puisque ces civilisations ont une pensée trop éloignée pour pouvoir être parfaitement comprises par des non-spécialistes, explique M. Bonnechere. En revanche, les influences auxquelles ont souscrit le Moyen Âge, l'Islam, l'Europe et le Moyen-Orient moderne sont abordées en profondeur.

Dominique Nancy



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