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L'anorexie: un problème de taille

Le Dr Jean Wilkins préconise une approche basée sur la compréhension du sens de ce trouble alimentaire.

À la section médecine de l'adolescence du Département de pédiatrie de l'hôpital Sainte-Justine, le Dr Jean Wilkins tente de susciter chez quatre adolescentes anorexiques un questionnement quant au sens que revêt pour elles leur conduite alimentaire restrictive.

"Nous allons essayer de comprendre les raisons de votre conduite anorexique, nous allons vous protéger sur le plan clinique en surveillant étroitement votre santé physique et psychologique et nous allons vous accompagner afin de vous aider à vous libérer de cette dépendance."

C'est ainsi que le Dr Jean Wilkins, professeur de pédiatrie à la Faculté de médecine, explique à ses patientes anorexiques l'approche thérapeutique qu'il privilégie pour les soigner. Ces propos, même s'ils démontrent une volonté d'éviter les affrontements, ne manquent pas de provoquer des grincements de dents. "La personne atteinte d'anorexie a tendance à refuser l'aide offerte, car elle nie l'existence de son problème", révèle le fondateur de la section médecine de l'adolescence du Département de pédiatrie du CHU Mère-enfant (hôpital Sainte-Justine).

Quel est le profil de ses patientes? "Ce sont des jeunes filles qui réussissent très bien à l'école. La plupart n'ont jamais été un poids pour leurs parents. Ceux-ci ne comprennent donc pas ce qui se passe chez leur enfant modèle. Ils ressentent une "puissante impuissance"."

Selon lui, le comportement des adolescentes anorexiques s'apparente à celui des toxicomanes. "Elles adoptent une conduite d'autosabotage et en ressentent un plaisir euphorique", dit-il. Cette constatation ainsi que l'observation d'autres comportements l'ont amené à caractériser l'anorexie mentale comme un trouble de la dépendance. Son approche thérapeutique est d'ailleurs inspirée d'un modèle utilisé pour traiter les toxicomanes.

Une société obsédée par la minceur
"Depuis les années 1980, les cliniques externes et les unités de soins sont envahies par des patientes qui souffrent d'anorexie", soutient le Dr Wilkins. Une étude américaine, effectuée en 1987, révélait que 80% des fillettes âgées de 10 ans et moins avaient déjà suivi un régime. Des statistiques qui démontrent l'ampleur du problème.

Parfois, c'est l'obsession minceur des mères qui pousse l'enfant à surveiller son alimentation. Mais le culte de la taille de guêpe véhiculé dans les médias n'est vraisemblablement pas étranger au phénomène. Pour les adolescentes, qui idéalisent les mannequins et les vedettes, le désir de vouloir une silhouette "parfaite" est très fort. La pression sociale n'est cependant pas la seule responsable, estime le Dr Wilkins, qui reconnaît néanmoins l'influence des images transmises par les magazines, la publicité, le cinéma et la télévision. Plusieurs de ses patientes citent d'ailleurs souvent en exemple les comédiennes de la télésérie Diva, diffusée au réseau TVA.

En 20 ans, l'équipe du Dr Wilkins a accueilli et suivi plus de 700 jeunes filles âgées de 11 à 18 ans. Le long et complexe processus de la guérison du trouble alimentaire lui a permis d'acquérir une compréhension particulière de cette maladie chez l'adolescente. "À l'adolescence, le corps subit une intense croissance, rappelle-t-il. Certains enfants, majoritairement les filles, éprouvent de la difficulté à assumer les transformations qui surviennent durant cette période. En fait, les adolescentes anorexiques tentent de freiner leur puberté, car elles refusent de grandir."

Un traitement en quatre temps
Or, la conduite alimentaire restrictive entraîne l'absence du flux menstruel (qu'on appelle "aménorrhée"). Ce phénomène est l'un des indices qui permettent de soupçonner qu'une jeune fille souffre d'anorexie mentale, déclare le spécialiste.

"Il y a quatre temps dans le traitement de l'anorexie, explique le Dr Wilkins. D'abord, l'adolescente s'engage dans une conduite alimentaire restrictive qui lui procure une immense satisfaction. Elle a le sentiment de contrôler son corps. Durant cette phase, qui dure entre deux et six mois, elle peut perdre de 10% à 40% de son poids initial. Le deuxième temps de la maladie est complexe et peut persister quelques années. Malgré la confrontation avec ses parents et différents intervenants, l'adolescente ne veut pas renoncer à son anorexie. C'est le moment des mensonges et des tricheries. Des jeunes filles vont même jusqu'à avaler de grandes quantités d'eau avant la pesée."

À ce stade, fait valoir le Dr Wilkins, les progrès (s'il y en a) sont lents et ne représentent pas nécessairement un signe positif. Il faut être vigilant. Un gain de poids, par exemple, peut être une façon d'échapper au traitement. "Plus nous insistons, et plus l'adolescente se sent obligée de tricher. La marge de manoeuvre pour tout intervenant est mince et il est important qu'il ne rate pas son action puisqu'une erreur de sa part renforcera l'adolescente dans sa conduite anorexique et aggravera son isolement", écrit le Dr Wilkins dans un article publié l'année dernière dans la revue Le Clinicien.

À la troisième étape, l'adolescente perd le contrôle de son alimentation et prend du poids. "Alors que les parents et les intervenants sont soulagés par la reprise pondérale, la patiente est dévastée. Une souffrance psychique l'envahit, car elle n'a plus le sentiment de dominer son corps. Sur le plan hormonal, elle connaît aussi une "deuxième puberté", note le Dr Wilkins. C'est à cette phase que le soutien offert par les divers groupes d'entraide peut lui être d'un grand secours."

Le quatrième temps est caractérisé par une prise de conscience. C'est l'après-anorexie. Divers aspects de la vie affective, scolaire et professionnelle sont alors remis en question. Un réapprentissage de la vie commence enfin...

C'est dans le cadre d'un souper-causerie sur l'anorexie à l'adolescence, organisé par l'Association canadienne pour la santé mentale, que le Dr Wilkins a présenté son approche thérapeutique. Une soixantaine d'intervenants du milieu de la santé l'ont écouté. "Le modèle est axé sur le respect de la dignité de la personne atteinte, le respect du sens que revêt pour elle sa conduite et le respect de son rythme de changement, résume-t-il. Ainsi, plutôt que d'affronter les patientes, nous les invitons à participer à leur guérison et nous évitons ainsi d'être piégés par l'impuissance."

Dominique Nancy


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