FORUM - 27 MARS 2000

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25 000 kilomètres à vélo

Étudiant en génie, Pierre-Yves Tremblay a fait le tour du monde.

Parti de Paris le 15 juillet 1994 avec deux amis qui l'abandonnent en cours de route - Jean-Denis Cantin souffre d'un virus coriace contracté en Turquie et Jean-Pierre Doré est victime de problèmes articulaires qui l'empêchent de traverser l'Iran -, Pierre-Yves Tremblay poursuit seul son tour du monde à vélo. Il frôle le désespoir au Moyen-Orient alors qu'il gèle, qu'il a perdu son chemin et qu'il s'ennuie. "Je frise la folie, écrit-il dans son journal. Il n'y a aucune logique dans mon comportement. J'ai atteint le point de non-retour."

Mais comme les rêves sont plus forts que la réalité, le jeune homme rassemble ses forces et atteint le Pakistan. Puis, il traverse l'Inde, la Thaïlande, la Malaisie, l'Australie et les États-Unis avant d'arriver à Chicoutimi le 22 novembre 1996. Au total, 864 jours d'aventure, plus de 25 000 km sur quatre continents.

Il connaît des hauts et des bas, au sens propre comme au figuré. Il roule sur l'un des sommets du monde dans l'Himalaya; il se retrouve aussi dans un bassin de drainage où la pluie menace de tout emporter. Forcé de boire de l'eau impropre et de s'alimenter avec de la nourriture infecte (ufs pourris et steak aux poils de barbe, notamment), il vit avec des parasites intestinaux et des bactéries qui le font souffrir d'indigestions répétées.

Des hauts et des bas
Mais le vélo Devinci qui le porte tout au long de cet hallucinant trajet lui procure aussi de grandes émotions. Pierre-Yves Tremblay passe sans problème des postes-frontières réputés capricieux parce qu'un cycliste suscite la curiosité plutôt que le soupçon; sur le plan humain, la bécane permet une proximité qui déboulonne les plus grandes appréhensions de son passager. Souvent, la rumeur du Canadien errant le précède. Un Iranien l'attend cinq heures au bord de la route pour l'inviter à souper dans sa famille. En Inde, on le surnomme Gandhi quand il se fait raser le crâne. Tous les jours, au cours de cette quête, Pierre-Yves Tremblay se sent un peu plus lui-même.

"Je ne veux pas mourir sans avoir fait le tour de ma prison", disait Marguerite Yourcenar. Pour ce grand gaillard (1,90 m), la prison prend la couleur des routes de gravier pleines de trous, des lacets au bord de précipices, des avalanches qui bloquent la voie. Par des chaleurs torrides et des froids sibériens, le jeune homme tient bon. Parfois, il regarde la route et se demande ce qu'il a bien pu venir chercher là. "Je ne devrai jamais oublier la difficulté, la misère et la douleur mentale qui m'habitent en ce 8 décembre 1994, écrit-il. Je souffre et je me sens atrocement seul dans mon gouffre."

Comble de malheur, un douanier iranien veut lui retirer la photo de Caroline, sa copine, qu'il a collée sur son guidon. "Hair no good, no chador", explique le fonctionnaire. Dans ce pays, il est interdit de circuler avec des femmes non voilées, et certains poussent le zèle jusqu'à en proscrire même la représentation photographique.

Mais comme tout s'arrange toujours, le voyageur se fait héberger le soir même par des gens fort sympathiques qui lui offrent, au terme de la soirée... une bouffée d'opium.

Incarnation du village global
Mais comment prend-on la décision de partir à la conquête du monde en vélo? Il faut savoir que Pierre-Yves Tremblay est une incarnation du village global. Né à Chicoutimi, il profite très jeune des places laissées vacantes par les groupes de l'agence de voyages de sa mère. À 16 ans, un programme d'échanges l'envoie en Allemagne pour un an. L'année suivante, on le retrouve en Espagne. Entre-temps, quelques voyages en vélo lui font apprécier ce mode de transport. À sa première année d'université, il fait la route Vancouver-Chicoutimi. Pour ne pas manquer la rentrée, il franchit 5205 km en 29 jours, soit plus de 180 km quotidiennement. "Dire que je croyais que ce serait mon dernier voyage de vélo!" dit-il.

Comme un vieil ami qu'on retrouve, le vélo lui vient spontanément à l'esprit quand il planifie un voyage Paris-Hong-Kong avec Jean-Denis Cantin, alors étudiant à l'École Polytechnique, et Jean-Pierre Doré, physiothérapeute. "On n'osait pas parler d'un tour du monde à ce moment-là. C'était trop gros, trop fou. Mais j'y pensais déjà. Et à partir de Hong-Kong, il ne reste plus que les États-Unis à traverser."

Outre l'aspect physique, le vélo offre l'occasion de voir du pays dans une perspective différente. Mais la mécanique de la bicyclette (made in Chicoutimi) inspire parfois la stupéfaction. Il y a plus de chameaux que de vélos à Alwar, en Inde, où le cycliste a perdu son chemin. Dans son journal, il note l'effet qu'il produit sur les habitants. "Dans ces villages perdus, avec mon vélo blanc fusée, mon casque qui ressemble à celui du capitaine Cosmos et mes lunettes de Martien, je ne suis pour eux rien de moins qu'un extraterrestre."

Des vols, le jeune homme en a subi quelques-uns. À Bornéo, notamment, où il s'offre du bon temps avec Caroline venue le rejoindre, disparaît leur sac le plus précieux, contenant passeports, argent et chèques de voyage. Le couple connaît la faim, les ennuis diplomatiques à répétition et le découragement. Il devra attendre l'Australie avant de connaître un répit. Caroline se trouve un travail de vendeuse, et Pierre-Yves élabore, grâce à ses connaissances en génie industriel, un procédé de recyclage des résidus minéraux. L'entreprise de Brisbane qui l'emploie, Nucrush, lui donne d'autres responsabilités: évaluer l'efficacité de la chaîne de production, mettre sur pied un laboratoire de contrôle de la qualité et former le personnel responsable. "Une véritable aventure professionnelle", dit le jeune homme.

Puis, le voyage continue. Les crevaisons se succèdent. Mais rien de grave. "J'ai dû changer ma roue arrière deux fois. À part ça, tout s'est bien passé." Non, les chauffeurs dangereux ne sont pas tous au Québec. Même que la faible densité de population, sur ce continent, avantagerait les cyclistes. "La circulation est beaucoup moins lourde que dans plusieurs pays que j'ai visités. Mais c'est sûr que nous sommes considérés comme une nuisance, un obstacle pour les véhicules."

L'arrivée à Chicoutimi est triomphale. Depuis Los Angeles, le cycliste compte à rebours la distance qui lui reste à parcourir. La veille du grand jour, il a couché au milieu du parc des Laurentides et c'est dans 10 cm de neige qu'il franchit les derniers kilomètres. Il est escorté par la police et les stations de radio et de télévision sont présentes.

Que fait-on quand on revient d'un tel périple? "J'ai repris mes études. Ma seule ambition, c'est de reprendre mon souffle", dit cet Ulysse des temps modernes devant qui l'on se sent quelconque. Pierre-Yves Tremblay termine actuellement sa maîtrise en génie mécanique à l'École Polytechnique. Avec sa copine, il habite le quartier Villeray et rêve tout simplement d'avoir des enfants.

Mathieu-Robert Sauvé



Pierre-Yves Tremblay, auteur et conférencier

Poly-monde, un groupe d'étudiants en génie industriel qui prépare une mission d'observation commerciale en Corée pour le mois de mai prochain, a invité Pierre-Yves Tremblay à relater son tour du monde en vélo au cours d'une soirée-bénéfice à l'École Polytechnique le 8 mars. "Les participants ont énormément apprécié la conférence. L'exploit de Pierre-Yves est une source d'inspiration pour nous tous", explique Philippe Chevalier, responsable du financement à Poly-monde et l'un des 20 étudiants qui s'envoleront prochainement pour l'Asie.

Le cycliste et ingénieur étudie les servovalves, un mécanisme hydraulique qui permet aux trains à grande vitesse et à certains avions de conserver leur stabilité malgré la force centrifuge. Il donne, à l'occasion, des conférences sur son périple et a été fort occupé par la publication de son récit, À vélo jusqu'au ciel, aux Éditions JCL. L'ouvrage a déjà connu une réimpression et demeure sur la liste des best-sellers dans les librairies du Saguenay-Lac-Saint-Jean.

Selon Philippe Chevalier, les 147 personnes qui ont payé 10$ pour assister à la conférence du 8 mars ont beaucoup apprécié leur soirée. Mais l'étudiant ne cache pas sa déception en ce qui concerne la participation des jeunes, qui ne formaient guère que 10% de l'auditoire. "Poly-monde existe depuis 10 ans pour encourager les échanges internationaux. Je ne comprends pas que les étudiants soient indifférents devant ce genre d'activités. Comme si le reste du monde ne les concernait pas."

Alors que tous les médias parlent de mondialisation, les candidats de l'Université de Montréal ne se bousculent pas au Bureau de la coopération internationale afin de participer aux nombreux programmes d'échanges avec les universités étrangères. Mais des gens comme Pierre-Yves Tremblay envoient un autre message.

M.-R.S.

Pierre-Yves Tremblay, À vélo jusqu'au ciel, Chicoutimi, Éditions JCL, 2000, 386 pages. Site Web: http://www.digicom.qc.ca/~lapi/index.html.


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