FORUM - 21 FÉVRIER 2000

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Sur la piste d'Aristote

Selon Richard Bodéüs, le philosophe grec nous en apprend encore.

Un travail de bénédictin, c'est ça: retracer, à partir de 160 copies d'un texte d'une cinquantaine de pages du philosophe grec Aristote (384-322 av. J.-C.), celui qui est le plus près de l'original. Il aura fallu quatre années à Richard Bodéüs pour établir le texte lui-même, puis autant pour le traduire, l'annoter et l'interpréter. Ce texte, c'est le traité des Catégories, tiré de l'Organon, oeuvre maîtresse du prince des philosophes.

"Les écrits de la main d'Aristote sont évidemment introuvables, explique M. Bodéüs, professeur au Département de philosophie. Les plus vieilles copies, sur papyrus, datent du début de l'ère chrétienne. Paradoxalement, plus les copies sont âgées et fragmentaires, plus elles sont intéressantes pour nous. Car elles se rapprochent le plus de l'original..."

Rappelons qu'avant Gutenberg les textes des grands penseurs étaient reproduits un à un par des copistes professionnels qui, inévitablement, commettaient des erreurs. Les copies elles-mêmes étaient recopiées imparfaitement. Le tout était commenté et traduit, de sorte qu'un immense travail d'érudition est nécessaire pour en retracer la genèse. Dans le cas d'Aristote, qui était un auteur vénéré dès le début de notre ère, le travail se complique par le grand nombre de textes qu'il faut mettre en ordre.

Pour s'attaquer à cette tâche, M. Bodéüs possède le bagage qu'il faut. En plus de maîtriser une douzaine de langues, il a lui-même publié plus de 350 articles et une vingtaine de livres au cours de sa carrière. Il est actuellement boursier Killam du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada. Il souligne que cette recherche historique est aussi valorisée, au Département de philosophie, que le volet de la philosophie active, qui consiste à réfléchir sur les enjeux de notre temps. "Au Département, l'une comme l'autre trouvent leur place. Nous ne favorisons pas une approche monolithique."

Des interprétations
On savait que l'oeuvre d'Aristote avait été modifiée par les copistes de l'Antiquité. M. Bodéüs a pu démontrer que ces modifications n'étaient pas dues uniquement aux fautes d'inattention des scribes. Aristote aurait été en partie réécrit de manière très consciente par les stoïciens. "Je vous donne un exemple. On peut lire dans plusieurs versions des Catégories l'opinion d'Aristote sur le destin et la fatalité. En réalité, aucun texte d'Aristote ne parle de destin et de fatalité. Il semble bien, donc, que les stoïciens aient interprété son oeuvre et lui aient donné une couleur bien à eux. Longtemps, Aristote est d'ailleurs passé pour l'un des leurs."

Le même phénomène s'est produit avec Platon. Et l'on peut dire que l'Église n'a pas agi autrement en modifiant le récit de la vie du Christ de façon à servir son idéologie.

Lorsqu'il est arrivé au Québec, il y a 20 ans, Richard Bodéüs est entré dans un monde où Aristote était perçu à travers un filtre thomiste. "Dans les collèges classiques, on enseignait Aristote comme s'il avait été un maître de la théologie. Les gens d'ici le percevaient donc à travers un miroir déformant. Il ne fallait pas creuser longtemps pour constater qu'il avait été apprêté à la sauce thomiste, elle-même déformée."

Le professeur de philosophie originaire de Belgique, qui venait de recevoir son doctorat d'État de l'Université de Liège avec "la plus grande distinction", était pourtant heureux de s'installer dans un pays où la tradition européenne et l'école américaine se côtoyaient chaque jour. "C'était une situation très stimulante pour moi, car il y avait beaucoup à faire. Il ne s'agissait pas de réhabiliter Aristote, puisqu'il n'était pas rejeté, mais il fallait certainement lui redonner une plus grande authenticité."

Porphyre et les commentaires
D'ici les prochains mois, Richard Bodéüs s'attaquera à un autre travail majeur: l'étude d'un texte du philosophe néo-platonicien Porphyre (234-305), qui est une introduction aux Catégories.

Cette fois, il n'existe que six versions du texte d'environ 200 pages. M. Bodéüs devra se rendre à Florence, à Venise, à Modène (Italie), à L'Escorial (Espagne), à Paris et au mont Athos (Grèce) afin de les consulter. De plus, il traduira le texte en français, ce qui n'a jamais été fait. "Curieusement, explique M. Bodéüs, ces commentaires ont été très peu étudiés et sont longtemps restés inédits."

Comme son ancien maître Platon, Aristote jouit, en l'an 2000, d'une immense popularité parmi les philosophes des cinq continents. À quoi attribuer cette sensationnelle longévité? "À trois raisons, dit celui qui a été jusqu'en décembre dernier vice-doyen à la Faculté des études supérieures. D'abord, Platon et Aristote ont touché à tous les aspects de la philosophie. Ensuite, ils ont été des références pour tous leurs successeurs. Enfin, nous commençons à comprendre, grâce aux travaux d'érudition, que ces penseurs sont encore plus intéressants que nous le croyions. Nous les découvrons avec une nouvelle fraîcheur. Comme un vin nouveau. Manifestement, ils nous parlent encore."

Mathieu-Robert Sauvé


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