FORUM - 31 JANVIER 2000  

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Être philosophe sous Hitler

Gadamer a 100 ans; il a connu les deux guerres, la chute du mur et l'an 2000; son biographe s'appelle Jean Grondin.

Le 11 février, Hans-Georg Gadamer fêtera son 100e anniversaire de naissance. Celui que l'on considère comme l'un des deux plus grands philosophes vivants de l'Allemagne fera l'objet d'une célébration en présence du président allemand, Johannes Rau, d'une myriade de personnalités... et de son biographe, le Québécois Jean Grondin.

C'est en effet au professeur montréalais qu'on doit, outre plusieurs ouvrages sur celui qu'on qualifie de "père de l'herméneutique", la toute première biographie intellectuelle du philosophe. Saluée par les grands journaux d'Allemagne, Hans-Georg Gadamer. Eine Biographie est un livre que le public allemand attendait. "Je vous félicite pour votre présentation réussie. Ma femme et moi l'avons lue avec plaisir", lui a personnellement écrit "l'autre" grand philosophe allemand, Jürgen Habermas.

"Les Allemands sont fiers de leurs poètes et de leurs philosophes, explique M. Grondin à Forum quelques jours avant son départ pour l'Europe. Il n'y a pas un village qui ne compte sa rue Emmanuel-Kant ou sa place Goethe. C'est pourquoi ma biographie de Gadamer a déjà été recensée par plusieurs publications."

Dans leur cahier littéraire, les journaux ont souligné la parution de cet ouvrage "monumental" que le non-spécialiste lira avec intérêt. "Un siècle d'histoire intellectuelle de l'Allemagne s'écrit dans cette histoire d'une vie et d'une pensée", peut-on lire par exemple dans la revue Documents. L'ouvrage sera bientôt traduit en anglais et en italien.

Pour ceux qui préfèrent le français, M. Grondin fait paraître presque simultanément une Introduction à Gadamer, aux Éditions du Cerf. On y apprend que, après avoir été étudiant puis assistant de Martin Heidegger durant les années 1920, le jeune philosophe entreprendra une carrière d'universitaire qui culminera avec sa nomination au poste de recteur de l'Université de Leipzig en 1945; en 1947, il passe à l'ouest et devient professeur à Francfort-sur-le-Main. L'essentiel de son oeuvre sera pourtant encore à venir, car il gardera le silence pendant toute la décennie 1950, préparant son herméneutique philosophique.

 

 

 

 

 

Témoin du siècle
Né en 1900, Gadamer a connu une quantité d'événements historiques, dont les deux guerres mondiales et la chute du mur de Berlin. Mais à titre de philosophe actif durant le IIIe Reich, il s'est attiré des critiques acerbes. Elles sont toujours vives 55 ans après la fin de la guerre. Quel rôle doit jouer un intellectuel en Allemagne lorsque le courant national-socialiste gagne en popularité? Lorsque les nazis prennent le pouvoir, peut-on continuer de disserter sur Aristote? Ces questions ont beaucoup retenu l'attention de ses détracteurs.

"Gadamer a fait sien le proverbe latin Et illud transit - "Tout passe" - et, durant la montée de Hitler, il a continué de travailler en évitant les sujets compromettants. Il était convaincu que la vague nationale-socialiste finirait par s'éteindre."

À cette époque, Gadamer s'est donc concentré sur les philosophes grecs, auxquels les nazis n'entendaient strictement rien. "En réalité, les nazis méprisaient la philosophie. C'est pourquoi ils laissaient les professeurs d'université en paix. Tant qu'ils ne traitaient pas de politique..."

On sait pourtant que la majorité des amis intimes de Gadamer, à Marbourg, étaient juifs et qu'il n'éprouvait aucune sympathie pour les nazis, qui assassinaient leurs opposants. De plus, il entretenait déjà une liaison avec sa future femme, Käte Lekeusch, assistante de recherche à son département. Or, cette jeune femme allait être condamnée à mort pour avoir dit, à un arrêt d'autobus, qu'elle souhaitait la mort de Hitler. Emprisonnée en attendant d'être envoyée dans un camp de concentration, elle a eu une chance inouïe à l'automne de 1944, lorsque sa prison a été bombardée. Elle a profité de la cohue pour s'évader.

Le fait que Gadamer a été nommé recteur de son université au lendemain de la guerre avec l'approbation de l'occupant soviétique démontre bien que le philosophe n'avait pas été un partisan du régime précédent.

Malgré ces circonstances atténuantes, des commentateurs ont reproché à M. Grondin de ne pas avoir fait preuve de plus d'esprit critique à l'endroit de Gadamer pendant les horreurs nazies. Qui ne dit mot consent? Le Montréalais ne partage pas ce point de vue. "Martin Heidegger, lui, a carrément adhéré au parti national-socialiste. Non seulement Gadamer ne s'est pas rendu là, mais il a critiqué son ancien maître pour avoir agi de la sorte."

Gadamer dans le texte
Mais comment un Canadien en vient-il à gagner la confiance d'un philosophe des vieux pays, à obtenir une centaine d'heures d'entretiens privés et à accéder à toute sa correspondance inédite et à une quantité de documents écrits?

L'histoire remonte à l'année 1976, alors que les deux hommes se rencontrent pour la première fois au Département de philosophie de l'Université de Montréal. M. Gadamer est déjà à la retraite cette année-là, mais il anime à l'occasion des séminaires et donne des conférences dans les universités étrangères. "J'étais alors étudiant à la maîtrise, relate M. Grondin. Mais, au cours de nos échanges, il a gentiment accepté de me diriger si je me rendais étudier en Allemagne."

Peu après, l'étudiant prend la direction de Tübingen, dans le sud-ouest de l'Allemagne, et dépose en 1982 une thèse en allemand sur la philologie grecque. Ce n'est qu'en 1989 que le futur biographe de Gadamer entame les recherches pour son projet, mais les deux hommes se côtoient déjà régulièrement. Au point où Jean Grondin a accumulé plusieurs dizaines de cassettes d'enregistrement de leurs entretiens.

M. Grondin se félicite d'avoir entrepris ce projet il y a 10 ans (grâce, entre autres, à une bourse Killam) et surtout d'avoir gagné la confiance du penseur. Mais il ajoute que ce travail biographique a constitué un détour dans son parcours général, plutôt qu'un point tournant. "C'est ma première biographie et fort probablement ma dernière. Mais je trouvais que le personnage en valait la peine."

Mathieu-Robert Sauvé


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