Volume 35 numéro 31
4 juin 2001

 


Marginalisation et migrations perpétuelles
Mylène Jaccoud dresse le portrait de ces femmes qui fuient leur communauté pour la ville.

La fuite des femmes autochtones vers Montréal a souvent un goût d’amertume, selon les chercheuses Mylène Jaccoud (à gauche) et Renée Brassard.

«La mobilité est une caractéristique assez particulière des Premières Nations», observe Mylène Jaccoud, qui a décidé de brosser le tableau des femmes plus nomades que les autres, notamment celui de leur marginalisation quand elles arrivent à Montréal.

Professeure agrégée et responsable de l’unité Minorités et autochtones au Centre international de criminologie comparée, Mme Jaccoud est bien au fait de la réalité amérindienne. Son mémoire de maîtrise portait sur l’admission des autochtones, hommes et femmes, dans les prisons du Québec. Son mémoire a donné lieu à l’ouvrage Justice blanche au Nunavik.

Depuis 1985, elle donne dans les communautés des cours axés sur la recherche d’autonomie en matière de résolution de conflits dans le cadre du Regroupement des organismes de justice alternative du Québec.

Le projet sur la marginalisation des femmes autochtones à Montréal vise à circonscrire les situations de conflit pour mieux leur venir en aide, mais aussi à favoriser des actions au sein des conseils de bande. La recherche bénéficie d’un soutien de 126 000 $ sur trois ans du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada et est réalisée en collaboration avec Christopher McAll, du Département de sociologie, l’Association des femmes autochtones du Québec, le Foyer d’hébergement pour femmes autochtones de Montréal et le Centre d’amitié autochtone de Montréal.

D’entrée de jeu, la chercheuse distingue trois catégories de population: les Amérindiens (Cris, Abénaquis, Montagnais, Hurons, etc.), les Inuits et les Métis. Mylène Jaccoud et son assistante Renée Brassard ont rencontré des femmes des deux premières catégories.


Loi défavorisant la femme autochtone

Le phénomène de migration des femmes autochtones remonte aux années 70 au Canada. Il est survenu un peu plus tard au Québec. «Le Québec est plus épargné que les autres provinces de l’Ouest. C’est en Saskatchewan que l’on compte le plus fort taux d’urbanisation des femmes autochtones», fait valoir la chercheuse. Les Statuts révisés du Canada (1970) stipulent que les Amérindiennes qui épousent un homme n’étant pas membre d’une bande perdent tous leurs droits dans la communauté. En 1985, Ottawa a décidé d’abolir l’article, jugé discriminatoire. «Mais ces droits égaux le sont plutôt sur papier. La réintégration a posé beaucoup de problèmes», indique Mme Jaccoud.

Les femmes autochtones ont eu à faire face à plusieurs problèmes dans leur volonté de retrouver leurs droits, qu’il s’agisse de territoire restreint, de développement économique laborieux, de difficultés liées au logement, de forte promiscuité, de discrimination à l’endroit des femmes dites moins pures ou encore de rejet pur et simple. «Tous ces facteurs ont favorisé leur migration. L’abolition n’a pas amélioré les choses. En fait, la marginalisation précède l’arrivée en ville. Il y a déjà un problème au sein des communautés d’où ces femmes proviennent.»


Parcours étonnants
Mylène Jaccoud et Renée Brassard ont effectué une vingtaine d’entrevues en 1999 et 2000. Les deux chercheuses ont prévu quatre rencontres avec la même personne pour bien tracer son itinéraire de vie. «Nous devions comprendre la marginalisation du point de départ au point d’arrivée. Quels étaient les changements survenus? Y avait-il eu maintien, réduction ou renforcement de cette marginalisation?» raconte Mme Jaccoud.

La population féminine autochtone à Montréal n’est pas facile à dénombrer. Au recensement de 1996 et selon les données des deux chercheuses, on comptait un peu plus de 5000 femmes autochtones. Elles se retrouvent, pour la plupart, dans un bar du centre-ville appelé L’Alouette, lieu de rencontre et souvent de transit.

Leur trajectoire de vie est parfois étonnante. Parmi les femmes interrogées, Renée Brassard relève le cas d’une autochtone de 33 ans née dans le Grand Nord. Lors de la rencontre avec les chercheuses en 1999, elle en était à son 21e territoire et son parcours couvrait 67 pages recto verso de format légal!


«De leur naissance à l’âge adulte, elles connaissent une vingtaine de déplacements. Ce qui frappe, c’est l’isolement et l’absence de projet de vie qui caractérisent ces femmes, pour la plupart très vulnérables. Leur vie se déroule au gré de leurs rencontres. Ces rencontres les amènent dans plusieurs lieux. Il y a beaucoup de dépendance affective. Nous nous sommes demandé si c’était le lot des femmes autochtones», relève Mme Jaccoud.


Facteurs de marginalisation
Les femmes qui arrivent en ville fuient un conjoint violent ou ont subi des sévices sexuels. D’autres connaissent de sérieux problèmes de santé, souffrant d’hépatite, du virus du sida ou d’alcoolisme. La volonté de dénicher un emploi ou de poursuivre une formation qui n’est pas accessible dans leur communauté explique aussi leur arrivée en ville. «Ce que nous avons constaté, c’est que Montréal n’est souvent pas leur choix. Il est celui du conjoint, de la mère ou de la famille. Il y a très peu de trajectoires directes; on remarque un retour aux communautés», avance Renée Brassard.

Certains événements favorisent une migration fréquente. Mylène Jaccoud donne l’exemple d’une femme qui a perdu son père de bonne heure. L’autorité parentale s’est effritée et les frères et sœurs plus âgés ont eu moins d’ascendance sur leur sœur cadette. Celle-ci s’est retrouvée enceinte à 15 ans. «Les conjoints ne restent pas», dénote Mylène Jaccoud. Le père de l’enfant ne reconnaissant pas la paternité, le cycle est vite amorcé.

Dans ce contexte, Montréal agit alors comme un palliatif, pour une fuite en avant qui a cependant un goût d’amertume. «La ville offre un panorama culturel qui permet aux femmes autochtones de se fondre dans le décor, facteur qu’elles ne retrouvent pas ailleurs. Mais l’anonymat, s’il sert de protection, renforce leur isolement. Il y a invisibilité de leur personne, mais aussi de leur misère», explique Renée Brassard.


Les institutions
Les femmes autochtones migrent-elles avec leurs enfants? Ça dépend, répondent les deux chercheuses. Si c’est le cas, elles se font souvent retirer la garde de leurs enfants en arrivant en ville. «La Direction de la protection de la jeunesse est omniprésente dans la vie de ces femmes-là. Son intervention est parfois désastreuse, car les enfants leur permettent de s’accrocher. C’est leur seul projet de vie. Cette situation leur crée alors des embûches considérables, ne serait-ce que par la stigmatisation qui en découle. C’est une population qui vit dans le contrôle», commente Mylène Jaccoud.

Sans compter les femmes autochtones qui se retrouvent en prison pour toutes sortes de raisons. La population autochtone est surreprésentée en milieu carcéral. Alors qu’elle compose moins de 1 % de la population du Québec, les données de 1998-1999 font état de 2,4 % d’hommes et de femmes autochtones par rapport à l’ensemble des détenus en milieu fermé par comparaison avec 2,1 % l’année précédente. Parallèlement, en ce qui a trait aux mesures carcérales en milieu ouvert, telles que les travaux communautaires ou la libération conditionnelle, 5,1 % des détenus étaient autochtones en 1998-1999, comparativement à 4,3 % en 1997-1998.


Les organismes d’aide
Le Centre d’amitié autochtone est, de l’avis des deux chercheuses, le point de chute des femmes autochtones à Montréal. L’organisme, en plus de leur permettre de se retrouver, offre un volet loisirs avec des cours liés aux traditions autochtones, comme le perlage. On les dirige parfois vers le Foyer d’hébergement pour femmes autochtones, qui ne compte cependant que 21 lits. Et l’on ne chôme pas dans ces organismes; les besoins sont énormes, soulignent les deux chercheuses.

Certaines femmes vont sortir du réseau de soutien pour aller trouver refuge dans des centres d’hébergement pour femmes itinérantes. Ces organismes communautaires suffisent-ils à leur donner envie de s’installer en ville? «La population rencontrée n’a pas de projet d’insertion à Montréal. Au mieux, la ville va maintenir leurs conditions de vie précaires. La misère remplace la misère. En revanche, elles bénéficient de plus de services et sont davantage prises en charge à Montréal», répond Renée Brassard.

Marie-Josée Boucher
Collaboration spéciale