Volume 35 numéro 30
22 mai 2001

 


Le séquençage du génome humain a été trop vite annoncé
Pour Jacques Lussier, pas plus de 33 % des gènes humains sont séquencés.

Le chercheur Jacques Lussier estime que l’annonce du séquençage complet du génome humain était pour le moins prématurée; 45 % des gènes qu’il a caractérisés avec ses étudiants étaient introuvables dans Genbank.

Le séquençage du génome humain est loin d’être terminé, croit l’endocrinologue et biochimiste Jacques Lussier. «L’annonce faite en février 2001 était prématurée, affirme ce professeur de la Faculté de médecine vétérinaire. Ce ne sont pas 85 % des gènes humains qui sont connus, comme on l’a déclaré, mais seulement le tiers.»

À la suite d’une recherche menée avec des étudiants de premier cycle, ce chercheur spécialisé en reproduction animale a eu la surprise de constater que près de la moitié des séquences étaient absentes de la banque de données Genbank, où l’on a rendu publiques les données du génome. «C’est quand même incroyable qu’à partir de gènes pris au hasard on retrouve si peu de séquences connues. De deux choses l’une: ou bien la théorie de l’origine et de l’évolution des espèces est à repenser, car certains affirmaient que nous avions caractérisé des gènes propres à l’espèce bovine, ou bien le génome est beaucoup moins connu qu’on le prétend.»

Pour le professeur Lussier, ce sont les intérêts économiques de l’entreprise privée, en particulier ceux de Celera Genomics, qui ont poussé les chercheurs à procéder à une annonce publique précipitée. À son avis, le séquençage complet du génome humain ne sera pas terminé avant 2003.


«Jour pour l’éternité»

Rappelons qu’un consortium réunissant les États-Unis, la Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne, le Japon et la Chine a annoncé, le 26 juin 2000, la réalisation d’une ébauche de la séquence du génome humain. On indiquait alors que la «quasi-totalité du génome humain», autrement dit des 3,1 milliards de paires de bases qui composent notre patrimoine héréditaire, avait été décryptée. À Washington, le président américain Bill Clinton qualifiait ce matin de juin de «jour pour l’éternité». Tony Blair, premier ministre de la Grande-Bretagne, parlait du «premier grand triomphe technologique du 21e siècle».

Ce qui amène le professeur Lussier à dénoncer les prétentions du consortium international, c’est une série d’expériences menées dans son laboratoire. Dans le cadre d’un cours d’introduction en biologie moléculaire, ce spécialiste de la physiologie ovarienne bovine a suggéré à ses étudiants de s’initier aux techniques permettant la caractérisation des gènes par clonage et séquençage. À l’aide d’un appareil de séquençage d’ADN par fluorescence, l’exercice consistait à caractériser un gène différent pour chaque groupe. La composition de chacun de ces gènes, comptant de 600 à 700 paires de bases, devait être ensuite comparée avec celle qui figure dans Genbank, la base de données du consortium.

Les étudiants ont dû répondre à trois questions: s’agit-il d’un gène dont la séquence et la fonction sont connues? A-t-on affaire à un gène dont la séquence est connue mais dont la fonction est inconnue? Le gène a-t-il une séquence et une fonction inconnues?

Résultat: près de la moitié (45 %) des 70 gènes étudiés au hasard dans une génothèque de cellules ovariennes étaient inconnus: on ne connaissait ni leur séquence d’ADN ni leur fonction; 39 % des gènes avaient une séquence et une fonction connues et 15 % une séquence connue et une fonction inconnue. Des observations qui ont surpris le chercheur.

«Bien sûr, l’échantillon est modeste, reconnaît-il. Mais c’est quand même étrange qu’on parvienne à un tel résultat avec plusieurs dizaines de gènes pris au hasard… En tout cas, cela mériterait une recherche plus approfondie.»


Gène humain, gène bovin

L’objection qui vient spontanément à l’esprit du profane, c’est que le gène bovin n’est pas un gène humain. Au contraire, rectifie M. Lussier. Nier cela, c’est nier la théorie de l’évolution des espèces. «Un gène qui code pour une protéine donnée chez la drosophile a une identité en séquence très analogue à celle de l’humain», explique-t-il.

Par ailleurs, Jacques Lussier n’est pas le seul à dénoncer l’impatience de Celera et ses habiles manœuvres visant à attirer l’attention médiatique… et les investisseurs. Jean Weissenbach, un chercheur français engagé dans le décryptage du génome humain, analyse sévèrement l’entreprise privée dans un numéro récent de Médecine/Sciences (17 mars 2001). Il parle de «résultats fallacieux» et d’«escroquerie». «Il subsiste 170 000 “trous” dans l’assemblage compartimenté de Celera et la structure d’au moins un tiers des gènes est incomplète», écrit-il.

Dans l’annonce du consortium, «la communication et le sensationnalisme ont largement pris le pas sur l’information, et je doute que ce que le public en a retenu puisse quelque peu refléter la réalité», affirme le spécialiste français.

En tout cas, Jacques Lussier aimerait bien pousser son investigation plus loin. «Si l’on reprenait l’exercice à grande échelle, nous tomberions peut-être sur un taux de succès de 25 ou 30 %. C’est quand même bizarre que quelques dizaines de gènes, pris au hasard, nous conduisent à un tel résultat.»

L’expérience qu’il a menée avec ses étudiants inscrits en médecine vétérinaire demeure suffisamment pertinente pour susciter une publication et au moins une conférence, l’été prochain, au congrès d’une société savante, la Society for the Study of Reproduction.

Au-delà de l’aspect spectaculaire, M. Lussier est heureux de pouvoir offrir une initiation à la recherche dans le cadre d’un cours de baccalauréat. «Apprendre à faire de la génomique fonctionnelle dans un cours de premier cycle, c’est une chance incroyable, affirme-t-il. On ne fait qu’une caractérisation partielle des gènes, mais la démarche scientifique est là. Même si la plupart des étudiants ne consacreront pas leur carrière à la recherche, ils auront acquis ici une expérience utile.»

Tout en plaidant pour un financement accru de la recherche fondamentale, le chercheur déplore la tendance actuelle, qui fait pencher la balance du côté de la recherche appliquée. Ce sont souvent les travaux de recherche pure qui ouvrent la voie aux découvertes commercialisables. «Pour bien connaître la reproduction, par exemple, nous devons absolument comprendre ce qui se passe dans ces boîtes noires que sont l’ovaire et l’ovule», explique-t-il.

Les femelles possèdent à leur naissance, et même avant, un nom-bre défini de follicules dans lesquels sont inclus les ovules et dont le nombre décroît continuellement avec les années. Ainsi, chez les vaches, les ovaires comptent environ 500 000 ovules à la naissance. À quel moment et comment un follicule démarre-t-il sa maturation? Quel sera le mécanisme de sélection qui favorisera la croissance de tel follicule et non de tel autre? Ces questions, relevant de la recherche pure, peuvent être très utiles pour les centres de reproduction bovine… et dans les cliniques de fertilité humaine. «Lorsqu’on administre des hormones qui provoquent une surstimulation ovarienne, nous outrepassons la sélection qui s’opère in vivo. Mieux connaître ce processus pourrait donner des renseignements précieux aux spécialistes de la fertilité.»

Mathieu-Robert Sauvé