Volume 35 numéro 29
7 mai 2001

 


Sur les traces des supercentenaires
La longévité de l’homme, et surtout celle de la femme, augmente.

De gauche à droite, les démographes Jacques Légaré, Robert Bourbeau et Bertrand Desjardins. Ils ont uni leurs compétences respectives (le vieillissement de la population, la mortalité et la démographie historique) pour étudier l’extrême longévité.

Le 12 avril dernier, Marie-Laure Nadon a fêté son 112e anniversaire dans un centre hospitalier de soins de longue durée de l’est de Montréal. Elle est la seule Québécoise vivante à faire partie du club sélect des supercentenaires, ces gens qui ont dépassé le cap des 110  ans. Et elle serait parmi les 10 personnes les plus âgées au monde. «Nous avons retracé seulement quatre autres personnes, au Québec, qui ont franchi ce cap. Toutes des femmes, décédées aujourd’hui», dit Robert Bourbeau, professeur au Département de démographie.

Avec ses collègues Jacques Légaré et Bertrand Desjardins, également démographes, M. Bourbeau s’intéresse à ces supercentenaires non pour l’aspect anecdotique qu’ils représentent mais en raison de l’intérêt scientifique et même philosophique de l’extrême longévité. Il a obtenu du Conseil de recherches en sciences humaines une subvention pour étudier ce phénomène peu connu.

M. Bourbeau a calculé que, pour la génération née à la fin du 19e siècle, la probabilité de fêter son centenaire était de 7 pour 1000. Celle d’atteindre 110 ans était de 1 pour 100  000. «Beaucoup plus que les chances de gagner à la loterie», commente le chercheur.

«Indiscutablement, la longévité humaine augmente de façon constante depuis le 19e siècle, signale M. Légaré. Jusqu’où cela va-t-il s’étirer? Jusqu’à récemment, 110 ans semblait la limite absolue, infranchissable. Ces nouveaux cas soulèvent plusieurs questions.»


Problèmes de méthodologie

L’étude de l’extrême longévité se heurte à un problème de méthodologie vieux comme le monde: comment valider les prétentions des uns et les rumeurs des autres autour de l’âge d’une personne? «Il peut paraître étrange qu’en 2001 on n’ait pas trouvé une méthode simple et incontestable pour déterminer l’âge de quelqu’un, dit Bertrand Desjardins, agent de recherche au Département de démographie. Or, les registres de l’état civil ont force de loi d’un bout à l’autre du Canada depuis 1921 seulement; ce le sera cinq ans plus tard au Québec.»

Comme on le sait, au Québec, l’Église a longtemps tenu des registres sur les actes de naissance, de mariage et de décès sur le territoire. L’Université possède d’ailleurs un outil fort précieux dont M. Desjardins a la responsabilité, le Répertoire des actes de baptême, mariage et sépulture du Québec ancien, qui compte quelque 700  000 documents datés de 1721 à 1799. Mais tous les curés de paroisse n’étaient pas aussi rigoureux les uns que les autres, et leurs registres ne sont pas sans failles. Par exemple, les gens qui n’étaient pas de religion catholique n’y figuraient pas toujours.

En Ontario, la situation est beaucoup plus problématique puisque de 20 à 25 % de la population, à un certain moment, a échappé aux livres officiels.

Valider un cas consiste donc à vérifier dans les registres si la date de naissance d’une personne très âgée est la bonne. Mais les chercheurs doivent aussi mener des entrevues individuelles avec des témoins et des membres de la famille de façon à retracer l’histoire de l’individu. Parfois, une confusion vient du fait que le même prénom a été utilisé pour deux personnes de générations différentes. En tout cas, il faut se méfier des listes répertoriées dans le Livre Guinness des records, car les gens les plus âgés au monde qui y sont inscrits ont rarement fait l’objet d’un travail de vérification systématique.

À l’aide de la base de données du Programme de recherche en démographie historique, les centenaires qu’on rapportait dans les familles québécoises ont été vérifiés un à un. Aucun n’a résisté à l’analyse. «Je n’ai pas peur de l’affirmer: aucune des 20 000 personnes nées au Québec avant 1700 n’a fêté ses 100 ans, dit Bertrand Desjardins. Par conséquent, je ne crois pas qu’il y en ait eu dans un autre pays. Le Québec connaissait au 18e siècle d’excellentes conditions de vie: la nourriture était abondante, l’hygiène publique parmi les meilleures...»

Cela dit, les conditions de vie ont continué de s’améliorer et les centenaires sont aujourd’hui relativement courants dans la population. Grâce à une recherche menée à l’état civil avec l’approbation de la Commission d’accès à l’information, M. Bourbeau en a compté 3032 entre 1985 et 1999. Parmi eux, les cinq supercentenaires et une Québécoise d’origine morte à 117  ans en Ontario, Marie-Louise Chassay (née Meilleur). Mme Meilleur est encore considérée comme la troisième personne la plus âgée «validée».

On sait aussi que l’espérance de vie ne cesse de s’allonger. Elle est, selon l’Institut de la statistique du Québec, de 81 ans pour les femmes et de 75 ans chez les hommes. Bien entendu, cet indice est une moyenne, ce qui veut dire que des individus meurent bien avant cet âge et d’autres bien après. Mais pour une raison qu’on n’explique pas, les femmes ont partout une plus longue espérance de vie.

Par ailleurs, un phénomène que les démographes étudient de plus en plus est l’évolution du taux de mortalité à un âge avancé. On remarque, par exemple, qu’après un certain âge le taux de mortalité se stabilise. «On pourrait croire que la mortalité suit une courbe constante à mesure qu’on avance en âge. L’observation ne démontre pas cela. Certains chercheurs affirment que le taux de mortalité diminue à un certain moment», explique M. Bourbeau en montrant des graphiques. En d’autres termes, si vous passez un cap critique, vous avez encore plusieurs bonnes années devant vous.

Ce qu’on ne précise pas, c’est quelle est la qualité de cette vie. Deux écoles s’affrontent: celle qui prétend que la vie s’éternise dans la maladie, la morbidité et les problèmes chroniques et l’autre qui soutient que la vie en santé se prolonge et que la mort est rapide en fin de parcours. «Le débat sur cette question est loin d’être clos. Il faut continuer de mener des recherches en démographie», affirme Jacques Légaré.


Un travail international

La recherche sur l’extrême longévité emballe les trois spécialistes. «Nous avons uni nos forces, reprend M. Légaré, qui se qualifie lui-même de “grand-père” dans le groupe. Moi, je suis un spécialiste du vieillissement, Bertrand est spécialiste de la démographie historique et Robert de la mortalité.»

Dans les prochaines semaines, le trio prendra le chemin de Copenhague pour une rencontre internationale avec des démographes intéressés par l’extrême longévité. «Nous ne pouvons pas tirer de conclusions avec nos six ou sept cas en 20 ans. C’est pourquoi il faut s’allier avec des collaborateurs internationaux afin de mettre nos données en commun», explique Bertrand Desjardins. C’est lui qui a présenté, l’an dernier, le premier cas de supercentenaire canadienne, Flore Bellerive dite Couture. Ce cas avait rassuré les démographes français, qui ne parvenaient pas à comprendre comment la doyenne de l’humanité, Jeanne Calment, était parvenue à l’âge surréaliste de 122 ans. Depuis, on a confirmé plusieurs supercentenaires.

Les pays les plus engagés dans cette question sont les Pays-Bas, la France, l’Angleterre et la plupart des pays scandinaves. Avec les Québécois, une vingtaine de chercheurs ont créé le groupe Arles, l’acronyme de l’Alliance pour la recherche sur la longévité exceptionnelle et la survie.

C’est une histoire à suivre.

Mathieu-Robert Sauvé


112 ans et toutes ses dents

«Vous dire qu’elle est en pleine forme serait exagéré, dit le petit-fils de Marie-Laure Nadon, Michel Lauzon, régisseur au Pavillon André-Aisenstadt. Mais elle est encore relativement autonome. Elle mange seule, elle parle. En tout cas, c’est une force de la nature. Les grippes, elle ne connaît pas ça.»

Mme Nadon, l’une des 10 personnes les plus âgées sur terre, a mené une vie rangée, si l’on peut dire cela d’une mère de six enfants. De l’exercice? Pas particulièrement. Un menu spécial? Peut-être une proportion plus élevée de légumes et de fruits que dans la moyenne des régimes alimentaires…

Pourtant, dès son plus jeune âge, tous la voyaient comme une personne fragile, chétive. «Les compagnies d’assurances ont toujours refusé de l’assurer, relate en riant son petit-fils. Ils doivent s’en mordre les doigts aujourd’hui.»

M. Lauzon relate que sa grand-mère s’est bien remise d’une opération à la hanche subie à l’âge de 100 ans et d’une opération au foie l’année précédente. Elle a enterré cinq de ses enfants mais a eu la chance de connaître son arrière-
arrière-petit-fils, Thomas.

Marie-Laure Nadon a trois descendants qui travaillent à l’Université de Montréal: Michel et René Lauzon, respectivement régisseur et commis à la Direction des immeubles, ainsi que Stéphane, le fils de Michel, préposé au ménage au Pavillon Lionel-Groulx. Tous étaient à l’anniversaire de Mme Nadon, le 12 avril dernier.

M.-R.S.