Volume 35 numéro 28
23 avril
2001


 


Les pour et les contre d’une loi antigang
André Normandeau et Carlo Morcelli s’affrontent au cours d’un débat.

André Normandeau (à gauche) et Carlo Morcelli ont croisé le fer à l’occasion d’un débat sur la loi antigang. Le premier est en faveur, le second, contre.

Les activités des Hells Angels, Rock Machines et Nomads ne représentent pas une menace pour la population et ne devraient pas mener à l’adoption d’une loi antigang plus musclée que celle qu’on possède depuis 1997.

C’est du moins l’opinion du criminologue Carlo Morcelli, qui termine une thèse de doctorat sur le crime organisé. Il a exposé son point de vue à un débat-midi rassemblant une cinquantaine d’étudiants en criminologie le 4 avril dernier. Le spécialiste nouvellement engagé par l’Université de Montréal (il entrera en fonction le 1er juin, soit un mois après la soutenance de sa thèse) estime qu’une loi antigang comme celle qui a été déposée récemment à la Chambre des communes sera inutile et inefficace. «On veut prolonger de 14 ans la peine d’emprisonnement de personnes coupables d’avoir fait partie de groupes criminels organisés. C’est une loi d’une ampleur énorme pour une menace qui n’existe pas.»

Et les 150 meurtres depuis 1994, au Québec, attribués aux gangs de motards criminalisés? «Qu’on juge les coupables comme des meurtriers, pas comme des membres de gangs», répond M. Morcelli. L’importance médiatique accordée au décès du petit Daniel Desrochers, victime d’une explosion d’origine criminelle, mais surtout à la tentative d’assassinat du journaliste Michel Auger est principalement responsable de la pression publique pour l’adoption d’une nouvelle loi antigang. Le Bloc québécois, notamment, s’est beaucoup battu pour donner du muscle aux services policiers dans leur lutte contre le crime organisé.

André Normandeau, également professeur à l’École de criminologie, croit, au contraire, qu’une loi antigang est nécessaire. À son avis, la violence des groupes représente bel et bien une menace publique. Il y a moyen de viser spécifiquement les groupes de criminels sans faire d’entorses aux lois en vigueur ni à la Charte canadienne des droits et libertés. «Le fait d’appartenir à un gang de criminels est une “circonstance aggravante”, signale-t-il. Cela signifie qu’on n’imposera pas 14 ans d’emprisonnement à une personne simplement parce qu’elle porte le blouson des Hells. On la condamne pour tel ou tel crime, mais sa peine sera éventuellement plus sévère.»


Dérapages en vue

Pour M. Morcelli, la loi ouvrira la porte à des dérapages qui limiteront les libertés civiles. «Dans les faits, affirme le criminologue, nous vivons une situation analogue à celle qu’ont connue les États-Unis dans les années 50 et 60, alors que la mafia sicilienne provoquait une peur collective démesurée à Chicago et à New York. Des universitaires ont montré que la mise sur pied de la commission Rico, notamment, était exagérée dans les circonstances. Plusieurs études très documentées l’affirment.»

Visant à porter un coup fatal à la pègre, la commission Rico a fini par capturer dans ses filets des gens qui n’avaient sur la conscience aucune activité illégale, des manifestants anti-avortement par exemple.

Carlo Morcelli souligne que la définition du crime organisé pose problème. Une définition traditionnelle associe aux groupes de criminels des critères comme la hiérarchie du pouvoir, la violence et la recherche de monopoles. À son avis, les groupes de motards qui sévissent au Canada ne sont pas hiérarchisés puisque les individus ne répondent aux ordres que si cette obéissance sert leurs intérêts. De plus, ils n’utilisent pas systématiquement la violence pour arriver à leurs fins et n’ont pas toujours le monopole sur les produits qu’ils offrent. Peut-on, dès lors, parler de groupes de criminels?

Un autre problème se pose avec l’existence d’une telle loi: le système judiciaire s’appuie tant sur les témoignages de délateurs qu’il devient en grande partie dépendant du milieu criminel pour fonctionner. Pour M. Morcelli, il y a là un problème moral sérieux. D’autant plus que les délateurs, qui parfois sont de grands criminels qui acceptent de collaborer, s’en tirent parfois très bien par comparaison avec des bandits de moindre importance.


Une loi, veut, veut pas

Là où André Normandeau rejoint Carlo Morcelli, c’est lorsque le jeune chercheur fait remarquer que ce sont les médias qui ont fait bouger le gouvernement après l’incident dans le stationnement du Journal de Montréal. Pourtant, la guerre des motards avait fait plusieurs dizaines de victimes avant cela… «Sur le plan sociologique, il a raison et cette observation est pertinente. Mais je suis en désaccord sur les autres points», signale le professeur Normandeau.

Quoi qu’il en soit, il faudra apprendre à vivre avec une loi antigang. Dès le lendemain du débat, la Chambre des communes recevait le projet de loi sur le crime organisé. Une loi qui reprend l’essentiel des neuf lois précédentes sur cette question et qui donne une immunité sans précédent aux policiers pour qu’ils puissent conduire leurs enquêtes auprès des organisations criminelles.

On peut dire que ce débat-midi arrivait à point nommé, une semaine après l’opération «Printemps», qui a mené à plus de 127 arrestations chez les motards criminalisés, et une journée avant le dépôt d’une loi antigang attendue depuis plusieurs mois.

Mathieu-Robert Sauvé