Volume 35 numéro 28
23 avril
2001


 


La valeur des émotions
Pour Christine Tappolet, les émotions se conçoivent comme des perceptions de valeur.

L’ouvrage Émotions et valeurs, publié récemment aux Presses universitaires de France, de la professeure Christine Tappolet, figure parmi les premiers livres écrits en français sur l’éthique normative.

Lorsqu’un bébé hurle pour sa tétée, il a l’air furieux. La colère est une des quatre émotions à apparaître chez l’être humain dès le berceau. Tout comme la joie, la peur et la tristesse, la colère a son utilité. Mais certains philosophes considèrent ces émotions comme des obstacles à la connaissance puisqu’elles influent sur le jugement.

«Un des idéaux persistants en philosophie est celui de l’être purement rationnel, que nul sentiment ne biaise, que nulle émotion ne perturbe, explique Christine Tappolet. Si la peur, la colère, la jalousie et l’envie ne le torturent pas, il ne connaîtra pas non plus la joie, l’amour et l’espoir. Doté d’une impartialité extrême, le jugement d’un tel individu serait un modèle pour le commun des mortels.»

Pour la professeure du Département de philosophie, qui reconnaît la valeur des émotions, l’être humain doit tenir compte de ses émotions de façon appropriée. À son avis, une personne dépourvue de sentiments serait incomplète. Une telle créature serait comme le robot Data dans la série télévisée américaine Star Trek.

«Rien ne parviendrait à susciter la moindre réaction émotionnelle de sa part. En renversant son café, cet être ne serait pas le moins du monde contrarié, pas plus qu’il ne ressentirait de la jalousie à l’idée que sa femme le trompe, signale Mme Tappolet. Une telle fiction suggère que les émotions ne contribueraient pas de façon essentielle à la formation de nos pensées et de nos actions.»


Un lien cognitif

De récentes recherches en psychologie indiquent que les émotions jouent un rôle indispensable dans la prise de décision, la perception et l’apprentissage. Selon Christine Tappolet, qui ne croit pas que les émotions sont la chasse gardée des psychologues et des neurologues, les analyses philosophiques peuvent compléter les travaux empiriques. Ce qui importe, c’est de savoir exactement quelles sont les fonctions cognitives des émotions.

C’est à cette tâche que la philosophe s’est attaquée il y a une dizaine d’années. Dans un article publié par la revue scientifique Dialectica, elle s’intéresse notamment aux différentes vertus attribuées aux émotions. «Les émotions sont caractérisées par des sensations, écrit la professeure Tappolet. Il n’est pas possible de les réduire à des désirs au sens de dispositions à agir ou à des états cognitifs comme des jugements ou des croyances. La principale raison relève du caractère affectif irréductible des émotions. Par exemple, il est difficile, sinon impossible, d’imaginer comment deux personnes pourraient entretenir des relations amicales sans éprouver de la sympathie mutuelle.»

Par ailleurs, toutes les émotions ne dépendent pas des jugements de valeur de la personne qui les ressent. C’est le cas notamment de la rage ressentie par un nouveau-né affamé, incapable de jugements de valeur. D’après Mme Tappolet, les émotions consistent plutôt en des perceptions de valeur. Comme elle le soutient dans son livre Émotions et valeurs, paru récemment aux Presses universitaires de France, on n’a pas besoin de posséder des concepts de valeurs pour pouvoir ressentir une émotion comme la peur ou l’espoir. Une nuance de taille. Selon cette conception, nos jugements de valeur peuvent entrer en conflit avec ce que nos émotions nous apprennent au sujet des valeurs.

«Il est concevable qu’une personne nie que la guerre est une chose horrible, alors qu’après avoir fait l’expérience d’un conflit armé ses évaluations se transforment, cite en exemple la philosophe. Les émotions ne sont pas les seules à nous permettre de forger des valeurs, précise-t-elle, mais elles représentent un mode d’accès fondamental à la réalité.»

La chercheuse aime bien cette idée même si elle va à l’encontre de la conception communément acceptée que les émotions nuisent à la connaissance. «De nombreux philosophes, on peut penser à Kant comme à Rawls, estiment qu’il faudrait idéalement être dépourvu d’émotions pour porter un jugement de valeur correct, allègue-t-elle. Mais peut-on vraiment croire à la possibilité d’un monde dans lequel nous n’éprouverions pas d’émotions? Cela correspond à une fiction aberrante.»


Le philosophe ermite est un mythe

Avec ses airs de cégépienne, Christine Tappolet ne correspond pas à l’image qu’on se fait du philosophe. Elle-même ne s’attendait pas à poursuivre des études dans ce domaine. Mais elle a eu, comme on dit, la piqûre pour les grands penseurs du monde: Socrate, Platon, Aristote et Hume, notamment. Toutefois, ce sont surtout les auteurs contemporains qu’elle fréquente. À son bureau du boulevard Édouard-Montpetit, des milliers d’ouvrages philosophiques s’entassent sur les rayons de sa bibliothèque au point où l’on ne voit plus la couleur du mur.

Suissesse d’origine, Mme Tappolet a été engagée par l’Université en 1997, alors même qu’elle n’avait pas encore terminé son doctorat. «Cela a été une bonne motivation pour finir rapidement ma thèse», dit à la blague la chercheuse, qui a fait des études à la Faculté des lettres de l’Université de Genève avant d’étudier la philosophie à Genève, à Londres et aux États-Unis. Adepte de plein air, de randonnées en ski de fond et d’alpinisme — sur son site Web, on la voit au sommet du Gran Paradiso, en Italie —, la philosophe a enseigné aux universités de Genève, Fribourg et Neuchâtel avant de venir s’installer à Montréal.

Pourquoi le discours des philosophes est-il parfois si hermétique? «Comme il est de coutume en philosophie, nous procédons par des analyses conceptuelles, répond la chercheuse. Cette réflexion abstraite permet d’arriver à la compréhension de phénomènes très complexes qui ne sont pas simples à présenter. Par ailleurs, le philosophe ermite est un mythe. Pour répondre à des questions extrêmement compliquées, comme l’euthanasie et l’avortement, il doit passer un certain temps dans sa tour d’ivoire, mais cela n’exclut pas nécessairement le contact avec les autres philosophes.»

En tout cas, Christine Tappolet prêche par l’exemple. Elle mène plusieurs recherches de front en collaboration avec des homologues. Un de ses projets, réalisé conjointement avec Fabienne Pironnet et Sarah Stroud, professeures respectivement à l’Université de Montréal et à l’Université McGill, et financé par le Fonds pour la formation des chercheurs et l’aide à la recherche, porte sur la faiblesse de la volonté. Grâce au Conseil de recherches en sciences humaines, un colloque sur le sujet aura lieu du 10 au 12 mai prochain à l’UdeM (voir http://brise.ere.umontreal.ca/~tappolec/index.htm).

Dominique Nancy

Christine Tappolet, Émotions et valeurs, Paris, Presses universitaires de France, 2000, 296 p.