Volume 35 numéro 25
26 mars
2001


 


Des fleurs, des poules et des hors-la-loi: les prostituées de Chine
«Le vocabulaire, le discours et l’histoire de la prostitution chinoise sont intimement liés», affirme Pascale Coulette.

Pascale Coulette a reçu une distinction honorifique du doyen de la Faculté des études supérieures pour la qualité de sa thèse de doctorat. La chercheuse travaille actuellement au Centre de documentation Robert-Garry (CETASE) et poursuit des études en bibliothéconomie.

Dans la Chine ancienne, le saule, tout comme la fleur, désignait la prostituée. Le quartier de la prostitution était le «sentier des saules» ou la «rue des fleurs» et les maisons closes étaient soumises à une taxe gouvernementale… sur les fleurs!

Autrefois idéalisé par les lettrés et les hauts fonctionnaires, le plus vieux métier du monde est illégal sous le régime communiste actuel et peut valoir de 3 à 24 mois de centre de rééducation. Mais les hommes qui se présentent seuls dans un hôtel se voient encore offrir une «couverture», le nouveau sobriquet de la prostituée.

Pascale Coulette a passé près de deux ans à Pékin à étudier le discours de la Chine contemporaine sur la prostitution grâce notamment à une bourse du Conseil de recherches en sciences humaines. Les textes de lois, les revues savantes et la presse écrite révèlent un changement radical par rapport aux anciens discours.
«Historiquement, les courtisanes se différenciaient des épouses et des concubines alors que les concubines d’aujourd’hui, qui ne sont plus tolérées, sont de plus en plus assimilées à des prostituées», signale la chercheuse.

Sa thèse de doctorat, rédigée au Département d’anthropologie sous la direction des professeurs Bernard Bernier et Marie-Claire Huot, montre également que les représentations, les pratiques et le discours se rapportant à la prostitution s’inscrivent dans des contextes culturels et historiques particuliers.

 

Ce signe chinois désigne le mot «fleur», sobriquet de la prostituée dans la Chine ancienne. Une fleur est, dit-on, l’apparition d’une belle femme qui est, à son tour, la renaissance d’une fleur. Il existe une cinquantaine de vocables relatifs au monde de la prostitution contenant le mot «fleur».


Un lexique sur la prostitution

Dans le cadre de sa recherche, Pascale Coulette, qui parle, lit et écrit couramment le chinois, a reproduit et traduit les articles de lois, les directives et autres documents officiels relatifs à la prostitution et aux diverses formes de sexualité vénale. À ce travail de bénédictin s’ajoute une tâche lexicographique qui lui a permis de constituer un glossaire où sont expliqués quelque 500 termes traditionnels, populaires, littéraires, juridiques et sociologiques liés à la prostitution. C’est d’ailleurs un des apports fondamentaux de l’étude de Mme Coulette. Depuis la fondation de la République populaire de Chine par Mao Tsé-toung, plusieurs mots avaient été rayés des dictionnaires.

«On peut penser que le nombre de termes reliés à la prostitution est encore plus élevé, car, en raison de la politique de prohibition, les tactiques et stratégies des proxénètes sont devenues plus variées et plus complexes, allègue-t-elle. Les hôtels et salons de massage étant hautement surveillés, il y a eu par exemple, pendant plusieurs années, des “poulaillers mobiles”. Il s’agissait de taxis qui servaient aux occupations illégales des “poules”, les prostituées dans le langage populaire.»

À son avis, la profusion lexicale sur la prostitution à l’intérieur du corpus reflète différentes visions du phénomène selon l’histoire. Traditionnellement, la Chine désignait la prostituée par rapport à un rôle social et non pas, comme c’est le cas dans le monde occidental, selon une conduite jugée immorale. Au milieu du 19e siècle, le discours sur la prostitution commence à changer. Mais ce n’est qu’à l’arrivée des communistes au pouvoir que le tableau se transforme radicalement. La société maoïste considère alors la prostitution comme honteuse et rejette toute association à cette activité.


Le pouvoir des mots

«À cette époque, de nombreux textes traitent de la meilleure façon de nommer tel phénomène, telle personne ou tel événement, souligne Pascale Coulette. On semble croire que rayer un mot du vocabulaire suffit à éliminer le problème. C’est ainsi que la Chine aurait réussi à éradiquer la prostitution dans les années 50.» Absurde? Pas tant que ça! La chercheuse cite le sociologue français Pierre Bourdieu: «Si le travail politique est, pour l’essentiel, un travail sur les mots, c’est que les mots contribuent à faire le monde social. […] Mettre un mot pour un autre, c’est changer la vision du monde social et, par là, contribuer à le transformer.»

Qu’en est-il aujourd’hui? On n’idéalise plus la prostitution comme dans la Chine ancienne, répond Mme Coulette. Mais depuis la fin des années 70, le «marché de l’amour» est réapparu. Les autorités ont été obligées de reconnaître le phénomène et des lois ont été mises en place. Dans les textes juridiques, la prostitution est désignée comme de la «vente de luxure». Cette expression, qui renvoie à un usage déréglé de la sexualité, remplace les vocables romantiques ou artistiques sur lesquels était basée la terminologie courante.

«Ces termes n’ont pas complètement disparu, indique la chercheuse, mais ils sont réservés à un ailleurs: la prostitution avant 1949 et celle qui a lieu à l’étranger. Placé dans les contextes historique et politique de la Chine, ce découpage temporel et géographique coïncide avec une différenciation idéologique, soit une opposition de la Chine communiste à la Chine féodale et au monde capitaliste.»

Dominique Nancy