Volume 35 numéro 24
19 mars
2001


 


La passion de Saint-Saëns
Sabina Teller Ratner a découvert des manuscrits inédits du compositeur.

Sabina Teller Ratner montre une copie de la partition manuscrite d’une œuvre de Camille Saint-Saëns qu’elle a découverte dans les années 80.

Chaque été depuis 25 ans, Sabina Teller Ratner, professeure associée à la Faculté de musique et enseignante au collège Vanier, parcourt les bibliothèques du monde à la recherche des traces de Camille Saint-Saëns. Depuis qu’elle a découvert, en 1984, une cache contenant 81 manuscrits dont le quart étaient des inédits, c’est elle que les antiquaires de Paris appellent pour authentifier les autographes du compositeur né en 1835 et mort en 1921. Elle vient d’établir le catalogue intégral de ses œuvres, qui sera publié sous peu chez Oxford University Press.

«Camille Saint-Saëns est un homme fascinant, dit-elle. Le musicien a laissé des centaines d’œuvres qui sont parfois empreintes de classicisme, parfois romantiques, parfois modernes, ce qui en fait un inclassable en histoire de la musique. Mais on connaît moins l’homme engagé, très actif politiquement, qui a dédié des œuvres à Georges Clemenceau. Au cours de mes recherches, j’ai lu environ 10 000 lettres de sa main. Mais il en a écrit beaucoup plus.»

Jeune prodige du piano, Camille Saint-Saëns s’est vite révélé comme un compositeur et un chef d’orchestre talentueux. Il a enseigné à Gabriel Fauré, côtoyé Franz Liszt et fondé avec d’autres musiciens de renom la Société nationale de musique de France en 1871. Artiste prolifique (12 opéras, 3 symphonies, d’innombrables pièces pour piano, des concertos, etc.), il a été frappé par un double drame lorsque, quelques années après son mariage avec Marie Laure Truffot, leurs deux enfants en bas âge sont décédés à quelques semaines d’intervalle. Le couple déchiré ne s’est jamais revu après la rupture qui a suivi les décès. Mais Camille et Marie Laure n’ont jamais officiellement divorcé, d’où une certaine confusion après la lecture du testament du musicien.


Découverte majeure
À la mort de Saint-Saëns à Alger, le 19 décembre 1921, ses quelque 500 manuscrits musicaux (comptant une seule page et des volumes complets) ont pris deux directions: la bibliothèque du Conservatoire de musique de Paris et la bibliothèque de l’Opéra. Or, ces deux bibliothèques ont fusionné à la création de la Bibliothèque nationale, en 1964. C’est peut-être à ce moment-là que les manuscrits ont été égarés, jusqu’à ce que la chercheuse montréalaise les retrace.

En comparant divers répertoires, Mme Teller Ratner s’est rendu compte qu’il manquait plusieurs documents. Intriguée, elle a fait sortir des archives, parmi lesquelles se trouvait une boîte non étiquetée contenant 81 manuscrits de compositions musicales. «C’était très excitant. Je me souviens que mon séjour tirait à sa fin. Il ne me restait que cinq jours à passer à Paris. J’ai mis les bouchées doubles pour rédiger un article dans la revue Notes, de la Music Library Association. Il a gagné le prix du meilleur article de la revue en 1986.»

La musicologue a répertorié les pièces trouvées en quatre catégories: compositions originales (24 œuvres); transcriptions et arrangements de ses propres compositions (28 œuvres); transcriptions et arrangements d’autres compositeurs (19 œuvres); cadenza de concertos pour piano de Beethoven et Mozart (10 œuvres). La plupart des manuscrits étaient des originaux d’œuvres dont on avait perdu la trace; 19 étaient des pièces inédites.

C’est le cas, notamment, de la transcription d’une sonate pour deux pianos, de Liszt, écrite alors que la Première Guerre mondiale faisait rage, en novembre 1914. Or, cette transcription vient d’être publiée chez le prestigieux éditeur Durand, de Paris. La chose n’est pas anodine. C’est le fondateur de l’entreprise, Jacques Durand lui-même, qui avait publié la plus grande partie des œuvres du musicien de son vivant. C’est lui qui l’avait aussi convaincu de céder ses archives au Conservatoire de Paris et non à la Ville de Dieppe, ainsi qu’il entendait le faire. «Pour moi, c’est un grand honneur de savoir que Durand a publié cette œuvre», dit Mme Teller Ratner en montrant la partition.


Une vie consacrée à Saint-Saëns
C’est au cours de ses études, dans les années 60, que la jeune Montréalaise prend goût à la musique française. Elle se destine alors à la carrière de pianiste, obtenant des mentions «grande distinction» et «très grande distinction» sur ses diplômes de baccalauréat de l’Université McGill, puis de maîtrise de l’Université de Montréal. Mais le choc s’est véritablement produit à l’Université du Michigan, alors qu’elle étudiait Gabriel Fauré. «Je me suis aperçue que très peu de choses avaient été écrites sur Saint-Saëns. J’ai donc décidé de consacrer ma thèse à ses compositions pour piano.» Les recherches sur Camille Saint-Saëns ne se sont jamais arrêtées depuis ce moment. Elle a plusieurs autres projets de publication, notamment pour ce qui est de la correspondance de l’artiste.

En plus de la fameuse découverte à la Bibliothèque nationale, une cinquantaine de manuscrits ont été trouvés par la musicologue au cours de ses voyages d’études. Elle a visité toutes les grandes bibliothèques d’Europe qui disposent d’un fonds sur la musique française. Elle a écumé aussi les archives de la maison Durand et s’est rendue aux États-Unis. Chaque fois qu’elle découvre un manuscrit, elle doit le marquer, en retracer les premières publications, la création, etc. Un travail de bénédictin.

«Si je me suis lassée de lui? Non, jamais. Son écriture m’est aujourd’hui plus familière que n’importe quelle autre.»

Mathieu-Robert Sauvé