Volume 35 numéro 18
29 janvier 2001


 


De la pertinence du marxisme pour étudier le postcommunisme
Comment apparaissent les classes dans une société sans classes?

Selon Anca Mot, le modèle néolibéral ne parvient pas à expliquer le cheminement économique différent de la Pologne et de la Roumanie.

Marx n’avait pas prévu le coup: le socialisme devait conduire à la société sans classes et non ressusciter le capitalisme comme c’est le cas dans l’ancien bloc soviétique.
Selon la perspective néolibérale qui domine dans l’analyse de cette situation, le passage au capitalisme apparaît comme un simple processus rationnel pouvant être contrôlé par l’élite nationale et devant donner des résultats semblables à ce qui existe en Europe de l’Ouest et en Amérique.

À bien des égards, une telle vision des choses semble loin de la réalité. Anca Mot, qui s’inscrit résolument à contre-courant des analyses néolibérales en vogue, croit que le marxisme est toujours pertinent pour comprendre les transformations politiques et sociales, même dans des situations contredisant apparemment le modèle marxiste. «On ne peut abandonner un auteur aussi important que Marx uniquement parce que le communisme est tombé», estime-t-elle.

Étudiante au doctorat au Département de science politique, elle a consacré sa thèse à renouveler le modèle structuraliste marxiste en l’appliquant aux situations divergentes observées en Pologne et en Roumanie.


Les limites de l’analyse néolibérale

«Avant 1989, la Pologne et la Roumanie présentaient plusieurs similitudes. Ces pays occupaient les deux derniers rangs de l’économie communiste, ils avaient les mêmes types de structures sociales, n’avaient pas connu de réformes, et les deux étaient aux prises avec des pénuries alimentaires. Mais après 1989, la Pologne a connu une performance économique importante — on parle du miracle polonais — alors que la situation de la Roumanie s’est dégradée.»

En délaissant les facteurs historiques lointains et en soutenant que des élections libres devraient suffire à transformer l’économie, le modèle néolibéral ne parviendrait pas à expliquer ces situations diamétralement opposées. Aux yeux de Mme Mot, ce modèle paraît inconsistant et comporte de nombreuses contradictions.

«Une telle conception du changement impose la primauté du politique sur la construction de l’économie. Historiquement, le capitalisme a précédé la démocratie alors qu’ici on cherche à créer le capitalisme par une démocratie minimaliste.»

Les réformes radicales qui s’imposent dans les ex-pays communistes ne pourraient que difficilement être appliquées par des gouvernements démocratiques, estime l’étudiante. «Un gouvernement démocratique ne peut qu’adopter un style graduel de transformation. Plus le dessein est utopique, plus les solutions seront autoritaires et plus les résultats seront des échecs par rapport aux objectifs de démocratisation.»

De plus, le changement visé renverrait à un modèle unique de capitalisme, soit le capitalisme néolibéral, alors qu’il ne s’agit que de l’une des formes qu’a prise ce système économique dans l’histoire. «Nous savons que le capitalisme peut conduire à la dictature en l’absence de certaines conditions favorisant la démocratie», rappelle Anca Mot.


Les fondements de l’histoire

Une des principales lacunes de l’analyse néolibérale serait d’occulter les conditions historiques de la société en transformation. «Pour les ex-pays communistes, il ne s’agit pas que d’un simple changement de la société mais d’un changement de société, insiste l’étudiante. Et les sociétés ne sont pas toutes réceptives de la même façon aux changements. Le néolibéralisme rencontre plus de résistance en France qu’aux États-Unis par exemple. Il faut remonter aux sources historiques pour comprendre pourquoi les réformes institutionnelles ne sont pas toujours assimilées par la société.»

Pour reprendre l’exemple de la Pologne et de la Roumanie, des différences notables marquaient ces sociétés malgré les similitudes. «En Pologne, 80% de l’agriculture était de propriété privée alors qu’en Roumanie elle était de propriété commune à 90%. Affaiblie par l’économie communiste, la Roumanie n’avait ni les ressources ni les institutions pour faire face aux pressions extérieures en faveur du changement. Il faut analyser le modèle de relation entre l’État et la société à partir du 17e siècle pour expliquer ces différences.»

Pour Mme Mot, les révolutions d’après 1989 ne sont donc pas des points de départ du passage au capitalisme, mais des moments exceptionnels qui ont accéléré des processus déjà en marche. Dans cette perspective, les résultats de ces transformations ont plus de chances d’être positifs dans les pays où des réformes de structures avaient été mises en place auparavant.


Marx et l’apparition des classes

Mais une telle perspective demeure à contre-courant du modèle marxiste traditionnel. Comment une société prétendument égalitaire et sans classes peut-elle engendrer une société de classes? Anca Mot, qui préfère le terme «marxien» à celui de «marxiste» pour qualifier son analyse, a trouvé la réponse dans un texte méconnu de Marx, Formen.

Dans ce texte, Marx traite du passage au capitalisme dans les sociétés asiatiques précapitalistes: la période de transition se caractérise par le maintien de la propriété commune et par le développement d’une bureaucratie étatique gérant les intérêts communs. La stratification accompagnant les fonctions de gestion sociale donne naissance au pouvoir d’exploitation, puis à la dominance de classe. «Ce n’est donc pas la propriété privée qui explique l’inégalité mais plutôt l’inégalité qui déstructure la propriété commune et qui conduit à la propriété privée», souligne l’étudiante.

Le même phénomène serait à l’origine de l’apparition des élites à l’intérieur des ex-pays communistes. «Comment expliquer que les anciens dirigeants ont aujourd’hui accumulé des fortunes fabuleuses? demande-t-elle. C’est qu’ils se trouvaient dans une situation favorable en raison de leurs privilèges politiques. Des différences classistes existaient déjà; le pouvoir de fonction de l’élite s’est transformé en pouvoir économique.»

Le modèle élaboré par Marx pour expliquer l’apparition des classes dans la société précapitaliste permettrait donc d’expliquer la situation de l’après-communisme.

Anca Mot a bénéficié de deux bourses pour mener à bien ce travail — dirigé par Jane Jenson et Christopher McFalls —, soit une bourse du Conseil de recherches en sciences humaines et la bourse Robert-Bourassa en études européennes.

Daniel Baril