Volume 35 numéro 18
29 janvier 2001


 


2200 ans de pots cassés
Jacques Perreault rapporte de Syrie 5000 tessons de poterie d’une grande valeur pédagogique.

Les étudiants Normand Labelle (au centre) et Marc Invernizzi (à droite) auront une vingtaine de pièces authentiques provenant de Syrie à analyser durant leur cours «Aspects de l’archéologie classique», donné par Jacques Perreault (à gauche).

Quelque 22 siècles de vaisselle brisée sur une table. C’est ce qu’on peut voir dans la salle de conférences du Centre d’études classiques tous les lundis matin depuis le début de janvier. Les tessons de poterie en provenance d’un site de fouilles en Syrie sont examinés, un à un, par les étudiants du cours «Aspects de l’archéologie classique». Le professeur, Jacques Perreault, qui a dirigé les fouilles de Ras el-Bassît de 1971 à 1987, circule entre les étudiants et répond à leurs questions avec précision. Ici, le goulot d’une flasque datant de l’âge du bronze, là un segment de marmite du début de l’âge du fer…

«Il n’y a aucun vase complet, mais on peut facilement déduire l’origine des artéfacts selon les motifs dessinés ou gravés, la composition de l’argile ou la forme de la poterie», signale Jacques Perreault.

Le directeur du Centre d’études classiques ne cache pas son enthousiasme. C’est que Ras el-Bassît, située sur la côte méditerranéenne, à mi-chemin entre le Liban et la Turquie, est l’un des sites les plus riches au monde pour les amateurs de tessons. «Les fouilles ont révélé une présence ininterrompue des hommes entre 1600 avant notre ère et le 7e siècle après. Cela signifie une variété inouïe de céramiques», explique l’archéologue.

Successivement, la Syrie a été occupée par les Égyptiens, les Hébreux, les Hittites, les Philistins et les Assyriens entre les 16e et 12e siècles avant Jésus-Christ. Puis, elle est passée sous domination perse jusqu’à la victoire d’Alexandre le Grand (-333) avant de tomber aux mains des Arabes. Sous Alexandre le Grand, Ras el-Bassît se développe; on y construit une acropole, un port, alors que le commerce se tourne vers l’Orient.

Elle n’échappe pas à l’Empire romain jusqu’à ce que Byzance la conquière en 330. Pour les spécialistes, Ras el-Bassît révèle des trésors, notamment des traditions mycénienne, phénicienne et levantine.

Par exemple, le commerce et la mobilité des peuples étaient déjà florissants vers la fin du 4e siècle avant notre ère, alors que les marchands suivaient des armées qui comptaient jusqu’à 40 000 hommes. Un tel groupe de militaires, ça vous casse de la vaisselle…


Le long de cette fascinante ligne du temps, Jacques Perreault ne cache pas son penchant pour la céramique dite géométrique archaïque (-900 à -700), caractérisée par diverses formes dessinées ou gravées sur les poteries. «C’est à mon avis l’apogée de la période archaïque, dit-il. C’est l’âge de l’expérimentation.»

Les étudiants du cours «Aspects de l’archéologie classique» devront analyser une vingtaine de pièces comme celles-ci, provenant du site de Ras el-Bassît, en Syrie.


Une autorisation de la Syrie
L’an dernier, l’archéologue a obtenu du gouvernement syrien l’autorisation de transporter au Canada une partie des témoins de l’histoire exhumés par son équipe. Une première livraison de 400 kg dans des dizaines de sacs de plastique (de type Ziploc) est arrivée au début du mois de janvier et d’autres suivront.

Cette autorisation est en soi exceptionnelle compte tenu du fait que les pièces mises au jour par les archéologues sont considérées comme faisant partie du patrimoine national. Apparemment, les Syriens ont considéré que le compromis proposé par Jacques Perreault en valait la peine.

«Ras el-Bassît est une ville côtière très prisée des Syriens, explique-t-il. La ville subit une forte urbanisation et les responsables gouvernementaux m’ont demandé de reprendre les fouilles avant que le développement immobilier soit trop intense. Je leur ai répondu que nous n’avions plus de place pour entreposer les objets en Syrie et que ce serait plus simple d’analyser les tessons dans nos laboratoires à Montréal. Ils ont accepté.»

Bien qu’il ne s’agisse pas de pièces de musée, car la probabilité de reconstituer des vases entiers est pratiquement nulle, les artéfacts sont d’une grande valeur pédagogique. Dans deux sites de fouilles d’une dimension de quatre mètres carrés, les archéologues ont exhumé plusieurs milliers de fragments. «Durant les fouilles, nous nous sommes amusés à qui trouverait le plus de morceaux de murs différents. Le gagnant en a répertorié 26. Cela signifie que, durant les 2200 ans d’occupation du territoire, au moins 26 habitations ont été construites, puis se sont effondrées dans ce même rayon.»


Du travail en vue

La première livraison d’artéfacts sera classée d’ici la fin du trimestre afin que les fragments soient photographiés, examinés, analysés et intégrés dans une base de données. Les 20 étudiants du cours «Aspects de l’archéologie classique» procéderont eux-mêmes à l’analyse d’une vingtaine de pièces chacun.

«C’est une chance unique pour des étudiants de premier cycle de pouvoir travailler avec des pièces comme celles-là», dit Normand Labelle, étudiant en études classiques. «Nous travaillons avec de véritables morceaux d’histoire, reprend Marc Invernizzi, étudiant en anthropologie. Nous avons tellement de théorie pendant nos études; voici enfin du travail pratique!»

Et ce n’est pas l’ouvrage qui manque, d’autant plus que les fouilles ont déjà repris en Syrie. Un des étudiants de Jacques Perreault, Nicolas Beaudry, mène actuellement des travaux sur l’une des premières églises chrétiennes du pays, datant du 5e siècle. La basilique de Bassît est dans un bon état de conservation puisqu’elle s’est effondrée sur elle-même. Cela a permis aux archéologues de retrouver facilement la porte d’entrée, la nef centrale et l’abside.

Mathieu-Robert Sauvé