Volume 35 numéro 17
22 janvier 2001


 


61% des clients cachent des choses à leur psy
Personne n’échappe à la honte, explique Conrad Lecomte.

«Ni l’expérience ni la formation du thérapeute ne le mettent à l’abri d’erreurs notables dans la prise de décisions cliniques, affirme Conrad Lecomte, professeur au Département de psychologie. Le psychologue expert et sans faille est un mythe.»

Allongée sur le divan, Lucienne expose ses humeurs à son psychothérapeute. Mais elle ne lui révèle pas ses plus lourds secrets. Pourquoi? Elle a honte.

«Cette situation est plus fréquente qu’on le pense, affirme Conrad Lecomte, professeur au Département de psychologie. Selon un sondage, 61% des gens qui consultent un psychologue lui cachent des choses. Le professionnel doit donc apprendre à accepter la complexité de l’expérience émotive dans le cadre du processus thérapeutique. Sinon, il risque lui-même d’éprouver de la culpabilité, voire de la honte, à l’égard d’une possible impression d’inefficacité.»

En plus de son activité de pédagogue, qu’il exerce à l’Université de Montréal depuis 1975, M. Lecomte est un psychothérapeute renommé. Il a participé, l’automne dernier, à un congrès parrainé par l’Ordre des psychologues du Québec. Dans le cadre de sa conférence (un atelier d’une durée de six heures donné en collaboration avec la chargée de cours Annette Richard), le professeur Lecomte a fait le point sur la question de la honte en psychothérapie. Pour lui, la capacité du professionnel de s’autoévaluer est essentielle, et tout psychologue doit acquérir cette compétence.


La honte peut tuer

«Tu devrais avoir honte!» s’exclament certains parents quand leur enfant fait pipi au lit ou chaque fois qu’il n’a pas un comportement adéquat. «Rien de tel pour instaurer en lui un sentiment d’infériorité, souligne M. Lecomte. L’enfant risque, plus tard, d’avoir de la difficulté à se défaire de cette mauvaise estime de soi.»

Le Robert définit la honte comme un «sentiment pénible de son infériorité, de son indignité ou de son abaissement dans l’opinion des autres». La honte n’est donc pas seulement une sensation par rapport à soi-même. Elle peut aussi être la conscience de soi face aux autres, comme disait Sartre. Nous avons tous connu ces instants de gêne intense pendant lesquels les rires ou les regards réprobateurs se focalisent sur nos erreurs ou comportements. Par exemple, être pris en flagrant délit de mensonge ou de méchanceté. Cette dimension sociale de la honte peut également être provoquée par des conditions de vie perçues comme dégradantes: pauvreté, chômage et mendicité, notamment.

En réalité, personne n’échappe à la honte, relève Conrad Lecomte. C’est une émotion apprise dès l’enfance. Il est normal de douter à l’occasion de ses capacités, dit-il. Ressentie de façon insistante et non avouée, la honte peut cependant devenir destructrice. Un cas extrême raconté par le professeur: celui de cet imposteur français, Jean-Claude Romand. «Étudiant en médecine qui échoue à son examen de 2e année, il s’invente une vie professionnelle comme chercheur à l’Organisation mondiale de la santé. Pendant près de 10 ans, il renvoie avec brio l’image d’une réussite sociale à sa femme, ses enfants et ses beaux-parents qu’il vole pour maintenir son train de vie. Lorsque ceux-ci découvrent la supercherie, Romand tue toute sa famille.»

La honte a aussi un côté positif: elle est parfois source de motivation, poursuit M. Lecomte. Confronté à cette impression, l’individu adopte divers comportements, explique-t-il. Ainsi certaines personnes essaient de la conjurer en devenant perfectionnistes ou ambitieuses. L’orgueil entraîne alors une obsession de la réussite et la revendication de la compétence se substitue à l’angoisse de n’avoir aucune valeur. «Ces personnalités débordent d’énergie et font généralement de très bons professeurs d’université!» lance avec humour le psychologue.


Les aveux d’un psy

Cinquième d’une famille de 13 enfants, Conrad Lecomte a grandi à Malartic, en Abitibi. Dans cette région de mines et d’épinettes, il fait ses études chez les Oblats de Marie-Immaculée. Grâce à l’aide financière des missionnaires, il entreprend une maîtrise en psychologie clinique à l’Université d’Ottawa. Après six années de pratique, il poursuit des études doctorales à l’Université de Californie, à Santa Barbara, où il mène des recherches sur l’influence interpersonnelle en situation de formation et de supervision du psychothérapeute.

«Un psychologue compétent est-il réellement un expert invisible qui observe et analyse de manière objective le patient?» se demande alors M. Lecomte. Il consacrera plusieurs années à tenter de répondre à cette question. Plus tard, il articulera un modèle qu’il nomme «conscience réflexive de soi en action». Cette approche est basée sur le savoir, le savoir-faire et le savoir-être en psychothérapie.

«Certains cherchent refuge derrière une façade de savoir, d’autorité ou de pseudo-expertise. D’autres tentent désespérément de maîtriser la complexité par l’application d’un savoir technique vérifiable et mesurable. Pour d’autres encore, la quête d’un maître semble être la seule voie pour affronter cette réalité complexe, écrit le professeur Lecomte dans un article publié en 1999 dans la Revue québécoise de psychologie. […] D’une manière ou d’une autre, tout psychothérapeute est appelé à se situer, à se définir et à composer avec la complexité humaine. Chacun, à sa manière et selon son histoire de vie, négocie sa relation à la complexité et à l’incertitude.»

L’écoute empathique, le respect et la valorisation inconditionnelle sont des conditions indispensables à toute situation clinique, ajoute-t-il, mais la véritable empathie ne consiste pas à disparaître au profit de l’autre. C’est être capable de raisonner tout en maintenant sa perspective. «Malgré sa subjectivité, le psychothérapeute demeure un professionnel qui réfléchit et invite l’autre à réfléchir à son tour.»

Pour compliquer les choses, l’interaction entre le patient et le thérapeute, tout en étant authentique, ne doit pas être symétrique, selon lui. Le spécialiste se dévoile aussi. Il puise d’ailleurs une partie de ses compétences dans l’expérience de sa propre vulnérabilité, admet-il. Second aveu. Malgré les grilles d’observation qu’il a élaborées, cette approche peut jouer des tours.

«Il est parfois difficile d’avoir une conscience réflexive de soi en action tout en ayant une attitude empathique introspective et en régulant sa relation avec l’autre. Aucune règle ou technique précise ne peuvent répondre aux exigences de chaque situation. L’être humain est complexe», conclut M. Lecomte.

Dominique Nancy