Volume 35 numéro 16
15 janvier 2001


 


Une biologiste à la rescousse des tortues
Nathalie Tessier étudie la génétique des tortues des bois du Québec.

Sous la direction du professeur François-Joseph Lapointe, Nathalie Tessier effectue un postdoctorat sur la génétique des tortues des bois au Département de sciences biologiques.

Il faut chercher une roche qui bouge», lance très sérieusement un spécialiste de la Société de la faune et des parcs du Québec (FAPAQ) à Nathalie Tessier. L’étudiante du Département de sciences biologiques effectue un postdoctorat sur la génétique des tortues des bois, une des sept espèces de tortues de la province vulnérables ou menacées d’extinction.

Il est six heures du matin. Mme Tessier a les deux pieds dans la vase et elle marche depuis plusieurs kilomètres. Une lampe fixée sur le front, la jeune chercheuse scrute la berge de la rivière Duchêne, sur la rive sud de Québec. Elle lance un juron. Toutes les m... roches sont immobiles! «C’est un peu comme chercher une aiguille dans une botte de foin, raconte la biologiste. On peut passer à côté d’elles sans les voir tellement elles ressemblent à des cailloux.»

De plus, on en dénombre très peu: à la rivière Shawinigan, où se trouve la plus grosse concentration de tortues des bois recensée au Québec, on en compte seulement 250. Cette tortue au cou et aux pattes orange, de son nom latin Clemmys insculpta, habite divers lieux dont les rivières Kazabazua et Yamaska, dans les régions de l’Outaouais et de la Montérégie. En 1990, ces colonies ne comptaient respectivement que 120 et 50 individus.

Ces reptiles sont-ils en déclin? À l’heure actuelle, on ne possède pas de données chiffrées qui permettent de savoir si les populations diminuent de manière inquiétante, répond la chercheuse de 31 ans. «C’est avec des analyses génétiques et des observations sur le terrain qu’on va vraiment pouvoir répondre à cette question.»

En tout cas, il s’agit d’une espèce «vulnérable», selon la Fondation de la faune du Québec. C’est d’ailleurs dans le but de découvrir des moyens de conservation et d’aménagement de sites de nidification que cet organisme, en collaboration avec Parcs Canada, le programme faune-nature de la FAPAQ et la Corporation de gestion de la forêt de l’aigle, finance le projet de recherche de Nathalie Tessier.

Vers la fin d’octobre, la tortue des bois, un reptile qui a reçu le statut d’espèce vulnérable, s’enfouit au fond d’un lac pour hiberner. L’été, cet omnivore recherche les coins ensoleillés et se nourrit principalement de larves, d’insectes et de fruits sauvages.


La génétique au service de la faune
En avril dernier, la Fondation de la faune du Québec émettait un timbre spécial sur la préservation des habitats fauniques de la province. L’emblème: la tortue des bois. La perte et la dégradation de son habitat représentent une grande menace pour cette tortue dont le mode de vie plutôt terrestre durant l’été la distingue de ses semblables qui préfèrent l’eau. À la fin de l’automne, Clemmys insculpta retourne au fond de sa rivière sinueuse pour hiberner. «L’assèchement des terres humides, le réaménagement des rives et la pollution des eaux contribuent à la raréfaction de cette espèce, rapporte la biologiste. La capture de ces tortues pour la revente à des commerces d’animaux de compagnie accentue aussi leur vulnérabilité.»

Autre problème: les populations connues vivent en petit nombre et leur répartition périphérique est restreinte. «L’isolement de la tortue des bois risque d’entraîner une consanguinité qui pourrait mener à l’extinction de l’espèce», explique François-Joseph Lapointe, professeur au Département de sciences biologiques et directeur des travaux de Nathalie Tessier. En plus de vérifier l’état de santé de différentes populations de tortues des bois du Québec, l’étudiante examinera leurs déplacements.

Pour l’instant, on possède peu d’information sur ce reptile en matière d’habitats privilégiés, de reproduction et d’hibernation. Sans compter le mystère qui entoure son origine. Mais les travaux de Mme Tessier permettront d’apporter des réponses à ces questions. Des résultats préliminaires révèlent déjà que trois populations de tortues des bois du Québec sont génétiquement distinctes.

«Cela confirme ce qu’on soupçonnait: chaque population s’est adaptée localement afin de mieux exploiter les ressources de son milieu. Les tortues sont génétiquement imprégnées de leur environnement. Si on les déplace, leurs chances de survie pourraient être diminuées.»

Pour arriver à différencier génétiquement les populations de tortues des bois, Nathalie Tessier compare et analyse l’ADN de plusieurs spécimens. Elle doit d’abord extraire l’ADN des échantillons, puis en faire des copies à l’aide d’une machine particulière qui a révolutionné la biologie moléculaire. La chercheuse incorpore ensuite à l’ADN des marqueurs fluorescents qui, avec un séquenceur automatique, permettent de visualiser la chaîne de molécules. Les données sont alors analysées de façon à repérer les différents patrons génétiques.


Une technique non invasive
Originaire de Sept-Îles, Mme Tes-sier a toujours aimé la nature et les animaux, qui sont à la source de son intérêt pour la biologie. Après un baccalauréat dans cette discipline à l’Université du Québec à Rimouski, elle obtient coup sur coup une maîtrise et un doctorat à l’Université Laval. Dans le cadre de ses études doctorales, elle s’intéresse à la génétique de la ouananiche. Ses recherches sur ce saumon d’eau douce du lac Saint-Jean lui permettront plus tard de mettre au point une technique non invasive pour la collecte d’échantillons d’ADN.

Dans le cas des espèces en danger, les scientifiques s’interdisent de sacrifier l’animal. Ils ont plutôt recours à des échantillons de sang. Cette technique est cependant peu efficace auprès des tortues, dont la vasoconstriction empêche la prise de sang, affirme Mme Tessier. Et puis, cette méthode comporte aussi des risques de blessures.

«Je me suis dis que, si je pouvais extraire l’ADN d’écailles de saumons, je pourrais sans doute faire de même avec des échantillons de peaux mortes. J’ai alors eu l’idée de simplement gratter un peu de vieille peau sur les pattes des tortues.»

La collecte de cellules mortes, courante dans la police judiciaire sur les scènes de crimes mais jamais utilisée auprès des animaux, a fait l’objet d’une évaluation comparative avec d’autres approches employées par les biologistes. Stress en moins, le taux de succès est exactement le même. La candidate au posdoctorat fait état de sa découverte dans un article soumis à la prestigieuse revue Molecular Ecology.

Dominique Nancy


Une lettre de mécontentement

Plus scientifique qu’activiste, Nathalie Tessier sait néanmoins défendre les causes qui lui tiennent à coeur. Ainsi, l’automne dernier, elle a pris la plume dans l’espoir de faire modifier une condition d’admissibilité aux bourses postdoctorales du fonds FCAR (Formation de chercheurs et aide à la recherche).

«Le point 14 du formulaire de demande stipule que “les candidats qui ont fait leurs études de doctorat au Québec doivent effectuer leur stage de recherche posdoctorale à l’extérieur du Québec”, écrit-elle dans une lettre publiée dans Le Devoir. [...] C’est la notion d’excellence elle-même, sur laquelle repose tout concours de bourses, qui se trouve ainsi biaisée. L’imposition d’une condition d’admissibilité reliée au lieu de validité repousse au second rang tous les autres critères normalement utilisés pour le classement des candidats, critères tels que l’originalité, le jugement et les aptitudes à la recherche. Combien de chercheurs exceptionnels seront-ils privés de bourse sur la base d’un critère d’exclusion purement géographique?» se demande cette jeune maman.

D.N.