Volume 35 numéro 12
20 novembre
2000


 


Enquête sur un cimetière d’esclaves noirs en Estrie
Les travaux de Roland Viau accréditent l’existence d’un tel cimetière rapportée par la tradition orale et qu’il cherche à sauvegarder.

Le ministère de la Culture et des Communications tarde à agir pour protéger le site supposé du cimetière des Noirs, déplore Roland Viau.

L’histoire a longtemps fait partie de la tradition orale anglophone de la région: il existerait un cimetière d’esclaves noirs près de Philipsburg, sur la rive est de la baie Missisquoi, plus précisément au pied d’une colline d’ardoise appelée Nigger Rock.

«Il s’agit d’un cas unique dans l’histoire du Canada puisqu’on ne connaît aucun autre cimetière d’esclaves au pays, affirme Roland Viau, professeur au Département d’anthropologie. Il existe bien un cimetière de Noirs en Nouvelle-Écosse, mais c’était des affranchis et non des esclaves.»

Un voile de mystère entoure toujours ce «champ des morts» non recensé, non délimité et qui pourrait contenir les restes d’une vingtaine d’esclaves — hommes, femmes et enfants — ayant travaillé pour un producteur de potasse entre 1794 et 1833. Leurs inhumations dans le plus total anonymat auraient tout de même été à l’origine du nom de Nigger Rock donné à l’endroit et attesté par la Commission de toponymie du Québec.

L’histoire a refait surface plusieurs fois dans les médias depuis 1910, alimentant parfois les querelles entre francophones et anglophones du Missisquoi, si bien que le ministère de la Culture et des Communications a commandé, en 1998, une étude afin de vérifier les fondements de la rumeur.

Roland Viau, qui a effectué la recherche documentaire sur le sujet, est convaincu: «Même s’il manque des pièces, les documents d’archi-ves accréditent la tradition orale, déclare-t-il. Il est urgent de sauver et de protéger ce site unique, qui a déjà été perturbé trois fois depuis 1950.»


40 livres pour une jeune servante

L’histoire commence en 1783, alors que Philip Luke, un loyaliste de descendance hollandaise, s’établit dans la région de Philipsburg après la guerre de l’Indépendance américaine, où il a combattu pour l’Angleterre. Luke se lance dans la production de potasse, qui servait alors au blanchiment du coton et du papier journal.

Les recherches de Roland Viau permettent de croire que le producteur a hérité, en 1794, de six esclaves noirs ayant appartenu à sa mère, demeurée à Albany. Selon l’ethnohistorien, toutes les familles de descendance hollandaise de l’État de New York possédaient au moins deux ou trois esclaves domestiques.

Un document faisant état de l’inventaire des biens que possédait cette femme précise même la valeur marchande de ces esclaves: deux hommes valaient 50 livres, une jeune servante en valait 40, une vieille 30, alors qu’un garçon et une fillette valaient 18 livres chacun. Le document ne mentionne pas explicitement qu’il s’agissait d’esclaves mais, aux yeux de Roland Viau, cela ne fait pas de doute: «Le terme utilisé pour désigner les femmes est wench; c’est ainsi qu’on appelait les esclaves noires domestiques à l’époque. De plus, on n’aurait pas attribué de valeur marchande à des travailleurs affranchis.»

Les données d’un recensement de 1825 montrent par ailleurs que Jacob Luke, un des fils de Philip Luke, logeait, en plus de membres de sa famille, 10 autres personnes qui ne pouvaient pas, en raison de leur âge, être ses enfants. Pour Roland Viau, Jacob Luke aurait hérité des esclaves de son père et en aurait acquis quatre autres, soit par achat, soit en gardant à son service les enfants des premiers. Cette famille n’a pas été la seule à posséder des esclaves puisque le recensement de 1850 indique que 283 Noirs vivaient dans le comté.

Les Luke ont par ailleurs érigé leur propre cimetière familial sur leurs terres — avec épitaphes toujours en place —, mais les esclaves n’y avaient évidemment pas droit.
Le Nigger Rock se trouve à 50 m de ce cimetière. En considérant que l’entreprise de potasse a été exploitée pendant une quarantaine d’années avant l’abolition de l’esclavage au Canada, en 1833, Roland Viau estime que le cimetière secret pourrait contenir les restes de 15 à 20 personnes.

Le cimetière des Luke, près duquel se cacherait le «Negro Cemetery».


Découverte d’ossements

En plus des archives, le professeur a parcouru les journaux à la recherche d’indices sur cette histoire. En 1910, un journaliste du Standard de Montréal rapportait les témoignages de gens qui, dans leur enfance, avaient eu connaissance de l’existence du «champ des morts».

L’événement le plus marquant s’est produit en 1950, alors que le nouveau propriétaire des lieux, un francophone ignorant tout de l’histoire, ouvre un chemin et déterre accidentellement des ossements humains. Informé de leur provenance par son facteur, il aurait réenterré les restes à proximité sans plus de formalités.

En 1965, c’est au tour d’un journaliste du Petit Journal de s’improviser archéologue; l’hebdomadaire publie en première page une photo le montrant en train de creuser sur le site à la recherche d’ossements. Encore en 1997, le Record de Sherbrooke publiait les souvenirs d’une vieille dame dont la mère adressait une prière aux âmes des esclaves chaque fois qu’elle passait à proximité du Nigger Rock.

«On a aussi retrouvé dans une grange de Dunham un écriteau avec l’inscription ‘‘Negro Cemetery’’, attestant qu’un tel endroit a déjà existé», ajoute Roland Viau.


Préserver le site

En plus du caractère unique du cimetière lui-même, son existence nous apprend que les esclaves au Canada ne se retrouvaient pas seulement comme domestiques dans les villes, comme on le croyait jusqu’ici, mais qu’ils pouvaient également servir de main-d’œuvre agricole ou industrielle.

Roland Viau poursuit toujours ses recherches afin de retrouver des pièces manquantes du côté d’Albany. «L’urgence pour l’instant est de protéger le site et ce qu’il renferme, insiste-t-il. Il subsiste sûrement des traces d’habitations, des restes de fours à potasse et toutes sortes d’objets qui pourraient nous en révéler beaucoup sur la vie quotidienne de ces gens.»

Pour cela, il faut que le ministère de la Culture et des Communications classe l’endroit comme site archéologique et prenne des mesures pour autoriser des fouilles. «Le ministère ne bougera que si le public le demande», lance Roland Viau. Ce qui n’est pas une simple affaire lorsqu’il s’agit de déterrer un passé peu glorieux et que subsistent encore des querelles ethniques et linguistiques.

Afin de sensibiliser le public et d’éviter que ce patrimoine soit détruit à jamais, Roland Viau travaille présentement à la rédaction d’un volume sur le sujet. Un reportage est également en préparation à Radio-Canada.

Daniel Baril