Volume 35 numéro 11
13 novembre
2000


 


Il y a des personnalités dysfonctionnelles parmi nous
En milieu de travail, il faut savoir composer avec cette réalité, selon Gérard Ouimet.

Notre société, basée
sur la performance, fabrique beaucoup de personnalités
narcissiques et histrioniques, selon
Gérard Ouimet, professeur de psychologie organisationnelle aux HEC.

Personnalités difficiles, dysfonctionnelles, voire pathologiques, la société comprendrait, selon des études américaines, de 7 à 10% de personnes anxieuses, dépendantes, histrioniques, narcissiques, obsessionnelles, paranoïaques, schizoïdes, etc., soit près de une sur dix.

Si l’on applique ce pourcentage à l’Université de Montréal, qui compte environ 7000 professeurs, chercheurs, employés et chargés de cours, c’est de 500 à 700 personnes qu’il s’agit! Sans compter les étudiants…

Citant d’entrée de jeu le philosophe Michel Foucault, qui disait qu’une société fabrique les fous qu’elle mérite, Gérard Ouimet, professeur à l’École des Hautes Études Commerciales, expliquait, le 1er novembre dernier aux membres de l’Association des cadres et professionnels de l’Université de Montréal (ACPUM), comment composer avec ces personnalités difficiles en milieu de travail. Inutile d’essayer de la changer, la personnalité se rigidifie avec l’âge.

Pendant plus de trois heures, le psychologue et politologue s’est adressé unplugged et sans texte à un auditoire de 200 personnes qui ont bu ses paroles comme du petit lait. M. Ouimet, qui a déjà prononcé plus de 600 conférences, a donné un véritable one man show, émaillant son propos de nombreuses anecdotes, histoires et blagues et même d’imitations de Jean Drapeau et de Pierre Péladeau.


De l’obéissance au narcissisme

Gérard Ouimet a d’abord tracé à grands traits l’histoire de la société québécoise depuis le début du siècle, la divisant en deux tranches. Dans la première moitié du siècle, «tu n’étais pas payé pour penser et tu contrôlais tes pulsions. C’était un système qui nous voulait obéissants et frustrés. Mais ton intégrité physique était préservée parce que tu pouvais toujours dire: “C’est la faute de mon père, de mon boss, de l’Église ou des Anglais.”» L’establishment financier avait besoin de cette docilité dans une économie basée sur les matières premières et la standardisation des activités.

En 1960 arrivent les idéologues formés aux sciences sociales dans les universités, le père Lévesque, Trudeau, Marchand, René Lévesque et compagnie qui déclarent: «Dans une société démocratique, l’homme, avec un f, a aussi des droits.»

Suivent Mick Jagger, avec son «I can get no satisfaction», les courants de pensée orientale, Terre des Hommes, Woodstock. L’individu entre en introspection. «Commence alors le long voyage intérieur pour découvrir le dieu qui sommeille en soi… Par quatre chemins...» On largue «la famille, l’Église, le boss pour investir dans le Moi inc.».

Avec les années 70, l’informatique explose. L’économie du savoir émerge des universités, devenues des banques colossales d’information, qu’elles communiquent, créent, transmettent. On travaille désormais sur des idées.


Moi obèse et êtres téflon

«Mais l’homme qui s’est découvert n’est pas intéressé à refouler», poursuit Gérard Ouimet. Il veut se réaliser. C’est un cerveau. «Nous sommes passés de l’énergie musculaire à l’énergie neuronale, à l’énergie du dépassement.» L’homme s’élève et s’éclate. Il veut devenir le number one et rien d’autre. «Le moi devient obèse, gonflé à l’hélium.» C’est l’époque des êtres téflon et de l’esprit olympique: on fait une dépression nerveuse parce qu’on arrive deuxième.

«Depuis 30 ans, nous vivons une société de dépassement, de l’excès et de records Guinness, constate le professeur. Il n’est pas étonnant qu’il y ait tant de détresse chez nos jeunes. À 12 ans, je jouais aux billes et j’écoutais La ribouldingue.» Aujourd’hui, les parents forcent leurs enfants à écouter des émissions éducatives dès l’âge de 3 ans, ajoute-t-il en fredonnant l’air de Passe-Partout.

«On a créé des êtres démentiels, une lignée narcissique. C’est l’ère du ‘‘je, me, moi’’ et du ‘‘après moi le déluge’’!» Les vieux baby-boomers qui se sont fait dire toute leur vie qu’ils ne pouvaient pas avoir le beurre et l’argent du beurre et qu’«un tiens vaut mieux que deux tu l’auras» ont de la difficulté à traiter avec des baby-busters qui exigent tout et tout de suite. «Nous sommes passés de l’orgasme indéfiniment différé dans le temps au “Jouis tout de suite et tu paieras en 2018”.»

Quand ces jeunes arrivent sur le marché du travail, c’est souvent le choc parce que «si tu ne livres pas on te donne ton quatre pour cent». Ils vivent alors leur premier deuil comme une blessure narcissique profonde.


Du normal au pathologique

Quand un comportement passe-t-il du normal au pathologique? Lorsqu’il est inapproprié à la situation, répétitif et sans nuances, explique Gérard Ouimet. Il dénote une difficulté de l’individu à s’adapter, le rendant dysfonctionnel. Par exemple, une personne prudente s’abstient de rouler sans pneus d’hiver pendant la saison froide, mais lorsqu’elle garde son automobile au garage 12 mois par année de peur d’avoir un accident on dit qu’elle est anxieuse. Et les anxieux sont légion si l’on en juge d’après les ventes d’anxiolytiques. C’est aussi la personne dévouée qui sombre dans la dépendance affective et se met à la recherche d’un gourou pour la protéger. Elle est toujours rendue dans le bureau du patron pour se faire rassurer.

Dans la lignée des personnalités narcissiques, il y a l’«histrionique», néologisme pour hystérique. Certes, un peu de mise en scène reste dans les limites de la normalité. Dans la forme pathologique, la personne devient excessive, dramatise l’expression de ses émotions et supporte mal de ne pas faire constamment l’objet de l’attention générale. Elle tente de séduire le patron pour mieux prendre sa place et recherche la compagnie des personnes en vue ou haut placées afin de réaliser ses ambitions. Pour elle, les autres ne sont que du matériel à utiliser pour atteindre ses buts et à jeter après usage.

Convaincue d’être exceptionnelle et voulant être reconnue comme telle, la personne narcissique a besoin de l’autre comme miroir pour se faire dire qu’elle est la meilleure, la plus belle, etc., rôle dont s’acquittent bien les dépendants affectifs. Lorsqu’on cesse de lui projeter l’image de sa toute-puissance, Narcisse se venge. Mieux vaut ne pas lui faire de l’ombre, conseille Gérard Ouimet. «Notre société basée sur la performance fabrique beaucoup d’histrioniques et de narcissiques», fait-il remarquer.

De la vigilance, le paranoïaque en a à revendre parce qu’il se sent constamment persécuté et lésé dans ses droits. S’il est à sa place dans un travail solitaire de douanier où la méfiance est un atout, il minera par contre le moral d’une équipe de travail.

Gare au passif-agressif (placide en tant que personnalité normale). Convaincu qu’il devrait être à la place du patron, il veut de l’autonomie. C’est un sournois qui n’accepte pas l’autorité et qui agresse passivement, ni vu ni connu; c’est le spécialiste du sabotage. Il aura sa proie à l’usure. Calculateur, il frappe dans le dos. Inciter un passif- agressif à accélérer la cadence, c’est peine perdue, il n’en sera que plus lent. «Parce que c’est lui le boss!»

Le solitaire devenu schizoïde est un incompris, jaloux de son intimité. D’une intelligence exceptionnelle, il fuit le contact des autres pour se réfugier dans ses pensées, réfléchir à des problématiques. «Il faut respecter l’isolement d’un schizoïde. Il peut jouer un rôle important dans une entreprise parce qu’il a un trésor d’imagination enfoui dans son cerveau», observe M. Ouimet.

La personnalité dynamique est dite de type A dans sa forme extrême. Un tel individu est en compétition avec tout le monde et veut toujours gagner. C’est un workaholic. Tous les moyens sont bons pour arriver à ses fins. C’est un bélier mécanique qui maintient une culture tribale dans l’entreprise.

Mais l’être humain est généralement beaucoup plus complexe. Et tous les coloris sont dans la nature, signale Gérard Ouimet. Pour ceux qui veulent en savoir plus sur ce sujet qui le passionne, il conseille la lecture de Comment gérer les personnalités difficiles, de F. Lelord et C. André, publié aux Éditions Odile Jacob.

Françoise Lachance