Volume 35 numéro 9
30 octobre
2000


 


Sexes et pouvoirs en Iroquoisie
Le pouvoir des femmes en Iroquoisie s’est accru par l’effet de la colonisation, des guerres et des épidémies.

«Société égalitaire ne signifie pas absence d’inégalités», observe Roland Viau, qui souligne la présence d’esclaves chez les Iroquoiens, de même que l’existence de nombreux statuts hiérarchiques.

Deux visions s’affrontent à propos du rôle et de la place des femmes chez les Hurons et les Iroquois de l’époque précoloniale: celle voulant qu’elles aient été les reines d’une société matriarcale et celle voulant qu’elles aient eu à assumer toutes les besognes.

Pour Roland Viau, ces deux visions relèvent du mythe. Selon lui, la réalité se situerait quelque part entre les deux: la société iroquoienne aurait été une société «relativement égalitaire» quant aux rapports entre hommes et femmes. C’est la thèse qu’il développe dans son récent volume Femmes de personne, Sexes, genres et pouvoirs en Iroquoisie ancienne.



Professeur au Département d’anthropologie et ethnohistorien de formation, Roland Viau a parcouru l’ensemble de la littérature portant sur la famille linguistique iroquoienne (incluant entre autres les Iroquois, les Hurons, les Pétuns, les Neutres et les Ériés) pour dresser un bilan critique de tout ce qui touche à la condition des femmes dans cette culture. Il en tire une ethnographie de ce que pouvait être la vie quotidienne de ces peuples au début de la colonisation en misant sur les rapports entre hommes et femmes.


Deux mythes

Les premiers écrits relatant la vie et les moeurs des Amérindiens nous viennent des missionnaires jésuites, des explorateurs et des commerçants qui, fait remarquer l’auteur, n’avaient pas un grand souci ethnographique. La description que fait Champlain, par exemple, de la société huronne vers 1600 laisse croire que les femmes font tout et que les hommes se limitent à chasser et à faire la guerre:

«Ce sont elles qui ont presque tout le soing de la maison, & du travail, car elles labourent la terre, ferment le Bled d’Inde, font la provision du bois pour l’hyver, tillent le chanvre, & le fillent, dont du fillet ils font des rets a pescher […] & de plus sont tenuïs de suivre & aller avec leurs maris, de lieu en lieu, aux champs où elles servent de mulle à porter le bagage, avec mille autres sortes d’exercices.»

«À lire Champlain, on est porté à croire que les tâches étaient inégalement réparties dans l’économie iroquoienne et que les femmes huronnes étaient infériorisées», souligne le professeur. Cette vision des choses serait due au biais culturel androcentrique des premiers Européens, qui n’auraient remarqué que le labeur des femmes et pas leur rôle politique.

À l’opposé, 125 ans plus tard, le jésuite Joseph-François Lafitau présente la société iroquoienne comme un véritable matriarcat:

«C’est dans les femmes que consiste la Nation, la Noblesse du sang, & de la conservation des familles. C’est en elles que réside toute l’autorité réelle: le païs, les champs & toute leur récolte leur appartiennent: elles sont l’âme des conseils, les arbitres de la paix & de la guerre: elles conservent le fisc ou le trésor public: c’est à elles qu’on donne les esclaves. […] Les hommes au contraire sont entièrement isolés & bornez à eux-mêmes.»

Joseph-François Lafitau parle même de «gynécocratie» et d’un «empire des femmes». Sa description sera reprise 150 ans plus tard par l’ethnologue américain Henry Morgan, qui ne partageait pas la vision du jésuite mais s’y référait sans l’avoir lue. En 1884, Engels puise dans la correspondance de Morgan des éléments soutenant la thèse du matriarcat et qu’il inclut dans son célèbre ouvrage L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État. Le mythe était né.

«L’examen critique des sources disponibles, les faits historiques et les données ethnographiques ne s’avèrent pas aussi probants quant à la suprématie de la femme en Iroquoisie ancienne», écrit Roland Viau.


Gérontocratie

Le fait que les premiers missionnaires et explorateurs ont été silencieux sur la supposée suprématie des femmes ne peut s’expliquer, à son avis, par leur seul aveuglement ou leur parti pris misogyne. «Si le pouvoir des femmes n’a pas été décrit avant 1650, c’est probablement parce que ce pouvoir n’existait pas et que la société iroquoienne a évolué par la suite», avance-t-il.

L’auteur reconnaît toutefois qu’à l’arrivée des Européens les Iroquoiennes jouissaient d’un statut passablement plus enviable que celui des femmes des autres sociétés ethnologiques de la même époque, et même des sociétés occidentales. La transmission de la parenté et de l’appartenance clanique se faisaient par la mère et les femmes contrôlaient l’agriculture sans que les hommes leur disent quoi faire; «elles étaient les femmes de personne, mais on était loin d’un matriarcat».

«Le rôle déterminant dans l’exercice du pouvoir appartenait aux aînés des deux sexes, précise Roland Viau. Ce n’était pas une “gynécocratie” mais une “gérontocratie”. La division sexuelle des rôles était stricte, mais relativement égalitaire; l’économie ne reposait pas sur l’exploitation d’un groupe par un autre, mais sur la coopération entre les familles et les sexes.»

La thèse centrale de l’analyse de Roland Viau est que la colonisation va rompre cet équilibre et accroître indirectement le pouvoir des femmes. «Alors que les épidémies provoquent une crise démographique majeure, les guerres longues et lointaines liées au commerce des fourrures entraînent une absence de plus en plus prolongée des hommes. Les morts sont remplacés par des captifs que les femmes ont pour tâche d’enculturer. »

Ces éléments combinés conduisent à une certaine hégémonie des femmes observée à l’époque de Joseph-François Lafitau. Cette situation, qui n’est pas à l’image de la société préhistorique, va durer jusqu’au milieu du 19e siècle alors que le travail salarié des hommes dans les chantiers forestiers, la métallurgie ou les fabriques de canots vont reléguer les femmes au second plan.

Autour de cette idée centrale, Roland Viau reconstruit la vie quotidienne en Iroquoisie, présentant entre autres les mythes de la création, la division des tâches, les moeurs et la sexualité, l’idéologie et le pouvoir politique.

Daniel Baril