Volume 35 numéro 5
25 septembre
2000


 


Vote, choix rationnel et sens du devoir
Les électeurs agiraient plus par devoir que par calcul.

La théorie du choix rationnel a permis de faire ressortir qu’il y a autre chose que le rationnel dans la décision d’aller voter, indique André Blais.

Selon la théorie du choix rationnel, qui veut qu’une personne ne fasse un geste que dans la mesure où les avantages escomptés sont supérieurs au prix à payer pour accomplir le geste, l’individu considéré isolément ne devrait pas aller voter puisque le seul fait d’ajouter son vote ne changera rien aux résultats attendus.

Et pourtant, nous allons voter, encore plus au Québec qu’ailleurs. Qu’est-ce qui motive ce geste? s’est demandé André Blais, professeur au Département de science politique. En analysant les motifs selon lesquels les électeurs justifient leur participation à une élection ou à un référendum, il a mis en évidence qu’au moins la moitié des électeurs agissent plutôt par devoir que par calcul du coût et du bénéfice. L’autre moitié présente une combinaison de plusieurs facteurs; «il peut y avoir le sens du devoir associé au calcul du coût ou l’idée que le vote individuel peut faire une différence», explique le professeur, qui présente les résultats de son analyse dans un volume récent, To Vote or Not to Vote: The Merits and Limits of Rational Choice Theory.

Ceux qui font un calcul ne le font en fait que sur des considérations marginales, comme l’issue serrée du scrutin pour aller voter ou la pluie pour ne pas y aller. La théorie n’explique donc qu’une partie du comportement d’une partie de l’électorat.


Le sens du devoir

Selon la théorie empruntée aux sciences économiques, plus un résultat s’annonce serré, plus la participation devrait être forte; par contre, pour une élection à deux candidats ou un référendum, la participation devrait être moindre puisque les chances qu’un vote fasse la différence sont encore plus faibles étant donné la répartition des voix en deux camps seulement. Au référendum de 1995, les deux facteurs étaient réunis: le résultat s’annonçait serré et le choix était binaire. Avec un taux de participation de 93%, le premier facteur aurait donc eu un effet largement déterminant en incitant les gens à aller voter plutôt qu’à s’abstenir.

Ce référendum est l’un des deux principaux événements étudiés par le politologue et son analyse montre que, malgré une participation record, les électeurs ne croyaient pas nécessairement que les choses allaient vraiment changer. Le second événement, l’élection de 1996 en Colombie-Britannique, indique encore plus clairement que plus l’individu a un sens du devoir élevé, moins il prend en considération des arguments comme le rapport coût-bénéfice ou la probabilité que son geste change quelque chose.

On pourrait ainsi penser que la satisfaction du devoir accompli est en soi un avantage recherché par l’électeur, ce que refuse de considérer André Blais. «La théorie a ses défenseurs “mous”, qui considèrent que la satisfaction de se conformer aux normes représente un avantage. Mais si l’on inclut n’importe quel avantage dans le modèle, la théorie devient trop élastique et n’explique plus rien.»

André Blais défend donc une utilisation pointue de la théorie, quitte à ce que, comme dans ce cas-ci, les résultats soient plutôt négatifs. «Il faut toutefois interpréter ces résultats de façon nuancée, précise-t-il. D’une part la théorie éclaire une partie du comportement. D’autre part, il est compréhensible qu’elle n’explique pas tout puisque l’irrationalité d’aller voter n’est pas un choix coûteux; il se limite à une demi-heure de son temps. Ce n’est pas comme acheter une maison.»

Le plus grand mérite de l’analyse serait ainsi de mettre en lumière l’existence d’un élément autre que le rationnel dans l’acte d’aller voter. «Une fois ceci admis, on peut alors chercher ailleurs.»

Ailleurs, c’est du côté du devoir: «Les répondants nous disent que la démocratie est une bonne chose et qu’il faut agir en conséquence. Ils sentent une contradiction entre croire à la démocratie et ne pas faire un geste aussi facile qu’aller voter. Même lorsqu’ils considèrent que les deux partis se valent et qu’une élection ne changerait rien à la situation, ils y vont quand même. La pression extérieure joue quant à elle très peu; le sens du devoir est une chose intériorisée à laquelle l’individu croit.»

André Blais a bénéficié d’une bourse Killam pour effectuer cette enquête auprès de quelque 1930 répondants. Le 20 septembre dernier, il faisait par ailleurs son entrée à la Société royale du Canada.

Daniel Baril

André Blais, To Vote or Not to Vote: The Merits and Limits of Rational Choice Theory, University of Pittsburg Press, 2000.