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Nos aînés sont drogués

Philippe Voyer dénonce la surconsommation de psychotropes chez les personnes âgées.

Philippe Voyer a présenté les grandes lignes de sa thèse sur la consommation de psychotropes chez les personnes âgées. Une situation "accablante".

Au Québec, près de 8 visites sur 10 chez le médecin se concluent avec une ordonnance. Les personnes âgées n'échappent pas à la règle. Résultat: 75% de nos aînés consomment des médicaments, dont un nombre croissant de psychotropes, ces substances qui agissent chimiquement sur le psychisme.

"C'est une petite pilule. Ça ne vous fera pas de mal", disent les médecins au moment de remplir la prescription. "Ou encore, reprend Philippe Voyer, étudiant au doctorat à la Faculté des sciences infirmières: 'Ça fait 10 ans que vous prenez ce médicament; ça ne vous fera pas mourir!'"

Dans le travail auquel il met actuellement la touche finale, et dont il a présenté un résumé au congrès annuel de l'Ordre des infirmières et infirmiers du Québec le 8 novembre dernier, Philippe Voyer déplore ce phénomène, qu'il juge "accablant et aberrant".

"Il est faux de croire que plus on vieillit, plus on a besoin de psychotropes, dit-il. La dépression dépend de plusieurs facteurs, dont l'autodévalorisation, le désengagement social, la baisse de l'estime de soi, les épreuves comme le deuil, le déménagement, la solitude, etc. Ce ne sont pas des problèmes qu'on résout avec des médicaments."

Citant une grande quantité d'études, M. Voyer rappelle que les benzodiazépines, sédatifs hypnotiques et antidépresseurs font l'objet de quelque 10 000 contre-indications connues. Impossible pour les médecins et pharmaciens de toutes les avoir en mémoire. Les effets secondaires observés sont considérables: vieillissement prématuré, confusion, irritabilité, étourdissements. Les chutes, dont certaines sont dues à une surconsommation de médicaments, causent de nombreux décès dans cette classe d'âge.

Il faut dire que les personnes âgées font un usage parfois inapproprié de leur médication. Elles ne suivent pas à la lettre la posologie ou les directives médicales. Au Québec, plus de 33 000 hospitalisations seraient dues chaque année à ce phénomène. On rapporte même dans cette population 1 décès pour 1000 personnes à cause de la consommation inadéquate de médicaments.

Les médecins coupables
M. Voyer n'a pas peur de nommer les coupables: les médecins, qui font preuve de désinvolture lorsqu'ils prescrivent des psychotropes. Mais il blâme aussi les compagnies pharmaceutiques, qui disposent de gros budgets consacrés à la promotion de leurs produits.

Il existe actuellement 24 000 médicaments sur le marché, auxquels s'ajoutent de 100 à 200 nouveaux produits chaque année. Tous ne sont pas des psychotropes, mais on n'a qu'à penser aux Valium, Prozac et Ritalin pour se rappeler que ces médicaments ont le vent dans les voiles depuis quelques années.

Le chercheur souligne que les personnes âgées ont une constitution physiologique différente de la population sur laquelle on procède aux essais cliniques, soit des hommes de 18 à 45 ans en bonne santé. "Leurs reins fonctionnent différemment, elles souffrent parfois de pathologies diverses... Bref, on connaît mal les risques associés à l'absorption de psychotropes."

Plutôt que d'y aller avec circonspection, les médecins ont tendance à sous-évaluer le problème, déplore le jeune chercheur nouvellement embauché au module des sciences infirmières de l'Université du Québec à Trois-Rivières. "Faut-il vraiment prescrire un anxiolytique à une femme qui se sent seule parce qu'elle a quitté son quartier ou dont les enfants sont partis? Pas sûr."

Moins de 20% des patients âgés demandent expressément à leur médecin un médicament psychotrope. La première prescription revêt donc un caractère particulier puisque 42% des deuxième et troisième demandes de prescription proviennent cette fois des patients eux-mêmes.

La situation est d'autant plus paradoxale que l'efficacité de plusieurs de ces médicaments diminue avec le temps. Certains anxiolytiques deviennent carrément dangereux après 30 jours. Seule une minorité de patients peuvent avoir besoin d'une médication à long terme.

Or, M. Voyer dit que, selon une étude récente, les trois quarts des personnes âgées du Québec consomment des médicaments depuis plus d'un an. Moyenne de durée de la consommation: huit années. Lorsque leur petite bouteille est vide, elles n'ont qu'à demander un renouvellement de leur prescription à la pharmacie du coin.

Et les infirmières?
La situation n'est pas plus réjouissante du côté des établissements spécialisés. "Le personnel des maisons de convalescence connaît bien le rituel du médicament de 20 heures, qui assure aux infirmières une nuit tranquille... Aucune étude ne le confirme, mais c'est un phénomène bien connu."

Heureusement, les infirmières peuvent jouer un rôle pour contrer la surconsommation de psychotropes. "Elles devraient être les chefs de file des thérapies alternatives et non pharmacologiques en ce qui concerne le vieillissement."

Cela passe tout d'abord par une formation plus appropriée. On sait par exemple qu'une meilleure "hygiène du sommeil" - moins de siestes en après-midi, une diminution du café, etc. - donne de bien meilleurs résultats chez l'insomniaque que le recours aux petits comprimés miracles.

Le phénomène est si préoccupant qu'une personne âgée sur deux estime prendre trop de médicaments et aimerait arrêter, signale M. Voyer. Mais elle se retrouve un peu comme les toxicomanes qui, faute de soutien, doivent renoncer aux traitements de sevrage.

En conclusion de sa conférence, le chercheur a dit espérer que des études longitudinales sur la santé mentale et la consommation de psychotropes chez les personnes âgées seront mises en branle. Mais il est conscient d'avoir jeté un gros pavé dans la mare. "Je sais que le portrait de la situation est assez sombre, mais j'ai tenté d'être réaliste."

Mathieu-Robert Sauvé


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