FORUM - 5 JUIN 2000

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Morphologie et pollinisation des plantes

La taxonomiste Anne Bruneau étudie l'histoire et la généalogie des plantes en tenant compte de leur mode de pollinisation.

La taxonomiste Anne Bruneau est professeure-chercheuse en systématique moléculaire à l'IRBV et au Département de sciences biologiques.

La Costus lima, une plante de la famille des gingembres qui pousse dans la forêt tropicale, ne reçoit que 1% de la lumière du soleil. Contrairement aux membres de sa famille, qui vivent dans des lieux éclairés, le spécimen des bas-fonds des tropiques se tord le cou pour capter la lumière. Il croît donc en spirale afin de permettre à ses feuilles d'obtenir un peu d'ensoleillement.

"Le soleil modifie parfois la morphologie de la feuille, mais celle de la fleur est davantage façonnée par le système de pollinisation, indique Anne Bruneau, professeure à l'Institut de recherche en biologie végétale (IRBV). Ce sont les insectes - essentiellement les abeilles, les papillons et les mouches -, le vent, les chauves-souris frugivores et les oiseaux qui transportent le pollen."

La chercheuse utilise des méthodes mises au point en biologie moléculaire pour étudier l'évolution des modes de pollinisation. Déjà dans le cadre de son doctorat, elle s'intéressait à l'étude de la phylogénie (liens de parenté entre les groupes d'espèces) des érythrines. Ces plantes de la famille des légumineuses, qui poussent en Afrique, en Amérique du Sud et en Asie, sont pollinisées par les colibris et les passereaux.

Anne Bruneau s'est penchée, pendant près d'une décennie, sur ces espèces ligneuses dont l'apparence florale diffère d'une variété à l'autre. Son objectif: déterminer si toutes les plantes pollinisées par les colibris partagent une origine commune ou si la pollinisation de ces oiseaux, qui volent sur place pour atteindre le nectar, est caractérisée par une série d'évolutions. L'analyse des séquences génétiques de ces espèces à fleurs rouges lui a permis d'appuyer l'hypothèse des origines multiples.

"Les espèces pollinisées par les colibris font partie de cinq groupes. Pour chacun d'entre eux, on observe un changement complet dans la morphologie de la fleur, note-t-elle. On est passé d'espèces à fleurs ouvertes avec une inflorescence horizontale, qui permet aux passereaux de se percher, à des espèces à fleurs étroites dont l'inflorescence est verticale et qui sont pollinisées par les colibris. Cette évolution n'aurait pas pu être établie avec autant de certitude si la recherche n'avait porté que sur les caractères morphologiques des fleurs. Les espèces pollinisées par les colibris sont très semblables même lorsqu'elles ne sont pas apparentées."

Comment une plante attire-t-elle les acteurs pollinisateurs?
Dans le cas des érythrines, ce sont celles dont le nectar est riche en sucrose qui suscitent la faveur des colibris, répond la taxonomiste. D'autres fleurs utilisent des procédés encore plus racoleurs. La couleur, par exemple, équivaut à un message de séduction destiné aux insectes pollinisateurs. Elle annonce: "Mon nectar est délicieux. Venez me visiter."

Mais la couleur est subjective puisqu'elle n'est pas perçue de la même manière d'un animal ou d'un homme à l'autre, déclare Jocelyn Faubert, professeur à l'École d'optométrie. "L'abeille, par exemple, ne voit pratiquement pas le rouge, qu'elle confond, comme les daltoniens, avec le vert. Sa vision est basée sur l'ultraviolet." La pensée aux pétales violets possède donc précisément ce qu'il faut pour être pollinisée par une abeille: un coeur jaune et une inflorescence qui guide l'insecte sur le chemin de son nectar.

Le mimétisme favorise également la pollinisation, signale Mme Bruneau. Certaines orchidées dupent les abeilles mâles, qui tentent de s'accoupler avec elles, en sécrétant une odeur qui ressemble à la phéromone sexuelle de la femelle abeille. "Cette stratégie est efficace pour la fécondation de la plante: dès l'échec de copulation, l'insecte s'envole à la recherche d'une autre partenaire. En volant de fleur en fleur, les abeilles mâles recueillent du pollen sur leur thorax et le transportent vers différents stigmates [surfaces réceptrices du pistil chez les plantes à fleurs]."

D'autres espèces de fleurs reproduisent l'odeur de la viande en décomposition. Cela attire particulièrement les mouches femelles. Induites en erreur par le parfum de charogne, elles viennent se poser sur les pétales, qu'elles confondent avec la carcasse d'un animal, et y pondent même leurs oeufs.

Les animaux aussi ont recours au mensonge pour assurer leur survie. Par exemple, le thomise, une araignée qui ne construit pas de toile, peut changer sa couleur selon la plante où il attend ses proies. "Cette homochromie se limite en fait à deux couleurs, le jaune et le blanc. Elle est provoquée par l'apparition ou la disparition d'un pigment jaune dans les cellules dermiques", explique le professeur Faubert.

Chez les plantes comme chez les animaux, la tricherie ne vise pas toujours la pollinisation, soutient Anne Bruneau. Certains mécanismes sont élaborés pour échapper à la prédation. En effet, dès 1862, le naturaliste Henry Bates a décrit pour la première fois cette stratégie de survie. Darwin s'est également beaucoup intéressé au mimétisme par la forme et la couleur. "Ce phénomène est moins courant chez les plantes, mais il passionne les biologistes depuis plusieurs siècles."

De la morphologie à la biologie moléculaire
Les plus anciennes traces de fleurs proviennent de fossiles datés du crétacé inférieur (environ 110 millions d'années), souligne Mme Bruneau. Ce sont les empreintes d'une inflorescence analogue à celle du lilas. Aujourd'hui, les plantes à fleurs, dont le nom savant est "angiospermes", sont de loin les végétaux les plus variés: on en compte près de 275 000 espèces regroupées dans quelque 300 familles.

"Il existe des milliers de plantes dont on ignore la phylogénie, sans compter celles qui ne sont pas encore découvertes, dit la chercheuse. La taxonomie vise notamment à découvrir et à décrire cette biodiversité, à établir son histoire évolutive et à produire des systèmes de classification qui reflètent cette évolution."

Cela peut devenir un vrai casse-tête puisque la reconstruction phylogénétique nécessite des calculs mathématiques complexes. "Lorsqu'on veut déterminer la phylogénie de 3 espèces, on n'a qu'à choisir entre trois possibilités: soit les espèces A et B sont plus proches parents, soit les espèces A et C sont plus proches parents, soit les espèces B et C sont les plus proches parents. Mais avec 10 espèces, il y a 34 459 425 combinaisons de regroupements possibles!" écrit Anne Bruneau dans un article publié récemment dans la revue Quatre-Temps, une revue de vulgarisation pour les adeptes de botanique.

Les classifications de la botanique traditionnelle, basées sur la morphologie des plantes, reflètent les ressemblances et les divergences entre les espèces, mais elles ne sont pas toujours adéquates pour déchiffrer les relations évolutives des plantes, estime la professeure. "Grâce aux nouvelles approches moléculaires et aux percées dans le domaine de l'informatique, les botanistes possèdent maintenant des méthodes rigoureuses qui permettent de mieux comprendre l'histoire et la généalogie des plantes."

Dominique Nancy


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