FORUM - 21 FÉVRIER 2000

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Les écrivains du "no man's langue"

Lise Gauvin publie Langagement, L'écrivain et la langue au Québec."

Si nous parlions huron ou iroquois, les travaux de nos écrivains attireraient l'attention du vieux monde", écrit Octave Crémazie à l'abbé Henri-Raymond Casgrain dans l'un des premiers débats épistolaires sur le statut de la littérature québécoise. Non, réplique le clerc, le Québec possède "une littérature indigène, ayant son cachet propre, original, portant vivement l'empreinte de notre peuple, en un mot, une littérature nationale".

Selon le libraire et poète, les écrivains du Québec ont le désavantage de parler un français trop châtié pour être pris au sérieux par la France. Ils auraient plus de succès s'ils écrivaient dans une langue franchement étrangère. "On se pâmerait devant un roman ou un poème traduit de l'iroquois tandis qu'on ne prend pas la peine de lire un volume écrit en français par un colon de Québec ou de Montréal."

L'histoire a prouvé que Crémazie n'avait pas tout à fait raison, estime Lise Gauvin, professeure au Département d'études françaises. La langue québécoise a certes eu ses heures creuses, mais elle n'aurait pas connu plus de succès si elle avait dû être traduite d'un dialecte amérindien. En tout cas, elle a permis aux écrivains d'exprimer leur identité de telle sorte qu'ils occupent aujourd'hui une place de choix dans la littérature francophone. "Les Québécois ont été les premiers à revendiquer de nouveaux usages de la langue française", dit l'auteure de Langagement, qui vient de paraître aux Éditions du Boréal.

Dans cet essai dont la rédaction l'a occupée pendant près de huit ans, Mme Gauvin analyse l'oeuvre de romanciers, essayistes et poètes qui, consciemment ou non, ont pris des positions littéraires et linguistiques significatives. Depuis le Michel Tremblay des années 1960, qui a donné au joual ses premières pièces de théâtre, la langue québécoise est passée par tous les états. Autrefois "no man's langue", elle est aujourd'hui respectable et respectée, au point d'être adoptée par des auteurs d'origine étrangère comme Marco Micone (Italie), Régine Robin (France), Émile Ollivier (Haïti) ou Yin Chen (Chine). Même l'auteur des Belles-Soeurs écrit aujourd'hui ses romans dans un français, disons... mondialement correct.

Mon nom est "pea soup"
Mais à cause de la menace toujours imminente de la langue anglaise, les écrivains québécois de souche ou de fraîche mouture ont développé, selon Mme Gauvin, une "surconscience" linguistique qui leur donne une sensibilité particulière quand il s'agit de trouver les mots pour le dire. Cette caractéristique fait en sorte qu'ils ne seront jamais des écrivains français d'outre-Atlantique mais des écrivains d'une espèce particulière. "Dans les universités américaines, relate Mme Gauvin, on enseigne les littératures de la Francophonie. La littérature québécoise y occupe une place importante."

Cette "surconscience" s'exprime par des textes de fiction mais aussi, évidemment, par des essais et même des éditoriaux. "La revue Parti pris (1963-1968), prônant le laïcisme, l'indépendance et le socialisme, s'est surtout fait connaître par ses positions sur la langue", rappelle l'auteure de Langagement. C'est pourquoi elle y consacre un chapitre.

Les manifestes, de Speak White à Speak What, recèlent aussi des indices précieux de l'évolution de la langue des écrivains. Présenté au cours des spectacles "Poèmes et chants de la résistance" en 1968 par son auteure, Michèle Lalonde, le premier associe les Québécois aux esclaves d'Amérique. C'est aux Noirs américains d'abord qu'on disait "Speak white!" rappelle Mme Gauvin.

Le Speak What de Marco Micone, écrit en 1988, au moment de l'adoption de la loi sur la langue d'affichage (loi 178), exprime tout à fait autre chose. On nage de querelle linguistique en querelle linguistique, et le ras-le-bol est cette fois exprimé par un néo-Québécois. "Dans Speak What, écrit Lise Gauvin, je lis 'Parlez de quelque chose' mais aussi 'd'autres choses' que de la seule question de la langue. Dans Speak What, je lis 'Parlez' et 'Parlez-nous'."

Écrivaine
Un autre geste "politique" des Québécois est venu des femmes, qui ont été les premières, dans la Francophonie, à féminiser leur langue vivante, ce qui a défrisé et défrise toujours les immortels de l'Académie française. "Elles ont aussi pensé la langue, les femmes, peut-on lire dans Langagement, articulant leur théorie à des pratiques transgressives et provocatrices. Elles se sont nommées écrivaines, fières de ce e qu'on disait muet et prêtes à braver les effets de vanité que la nouvelle sonorité provoquerait."

Un vers de France Théoret résume bien les motivations de ces réformatrices douces: "Changer les mots, c'est changer les regards."

Mme Gauvin destine son ouvrage à ceux qui s'intéressent à la littérature québécoise, qu'ils aient ou non une formation en lettres. Mais il faut admettre que certains passages demeurent denses. Qu'est-ce donc que cette "glottocritique" dont il est question à la page 12? Heureusement, on nous l'explique: c'est "l'étude qui définit son projet et sa pratique par référence exclusive à la nature ontologiquement langagière des textes". Ah bon!

Lise Gauvin a choisi le titre de son essai pour ce qu'il veut dire, précisément, soit une contraction des notions de langue, langage et engagement. C'est ça, le français des écrivains québécois.

Mathieu-Robert Sauvé


Lise Gauvin, Langagement, L'écrivain et la langue au Québec, Montréal, Boréal, 2000, 254 pages.


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