FORUM - 31 JANVIER 2000 

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L'âgisme: tendance croissante ou phénomène ponctuel?

Pour la sociologue Hélène David, il s'agit plutôt d'un retard de perception.

Ne pas accorder la même importance à l'avis d'une personne âgée qu'à celui d'un autre adulte, adopter une attitude méprisante, infantilisante ou condescendante à son égard ou encore multiplier les "mon petit monsieur" ou "ma petite madame" dans un contexte de service à la clientèle, refuser d'inscrire un travailleur plus âgé à un programme de recyclage, voilà quelques exemples de ce qu'on appelle l'âgisme. "Nous pouvons associer cela à une forme de sexisme. On met tout le monde dans le même panier et l'on trace des caractéristiques négatives pour ce groupe-là. Mais il est aussi faux de regrouper des retraités et des gens âgés que des jeunes de 0 à 20 ans."

Professeure invitée en sociologie à l'Université de Montréal, Hélène David s'intéresse à la question depuis près d'une vingtaine d'années. À son avis, l'âgisme se fonde sur ce qu'elle qualifie de retard de perception, à commencer par les autorités. "Le discours gouvernemental est ambigu. On nous dit que ce sera pire dans l'avenir, ne serait-ce que pour les régimes de retraite. Les aînés sont devenus un 'bouc émissaire collectif'. Ils constituent maintenant une tranche qui couvre 30 ans d'âge. Les aînés prennent leur retraite vers l'âge de 55 ans et leur espérance de vie dépasse 80 ans. Il y a un travail énorme à faire pour constater cette réalité-là", dit-elle.

Apport social et économique
Beaucoup d'aînés, note la sociologue, mènent une vie semblable à leurs cadets. Et il ne faut pas négliger, selon elle, leur apport social et économique compte tenu que beaucoup d'entre eux soutiennent financièrement leurs proches, gardent leurs petits-enfants ou encore agissent bénévolement dans des organismes sociaux ou communautaires. On assiste donc à l'émergence d'une catégorie de la population qui a beaucoup de temps libre et qui est généralement en bonne santé.

Les statistiques sont là pour le démontrer. Selon les données du Département de démographie, les personnes âgées de 65 ans et plus formaient 12% de la population québécoise au recensement de 1996. Et l'on prévoit qu'en 2016, soit dans un peu moins de 20 ans, elles composeront près de 25% de la population canadienne.

En milieu de travail
Dans un document intitulé "Les incidences du vieillissement au travail, Une perspective écologique" qu'elle a constitué pour l'Institut de recherche appliquée sur le travail en 1991, Hélène David met en relief l'augmentation du nombre de travailleurs vieillissants, de 45 ans et plus, et leur influence sur l'organisation du travail.

Outre l'idée erronée que les aînés n'ont plus les capacités qu'ils avaient, Hélène David s'élève contre la conception, souvent entretenue par les jeunes, que les aînés, surtout ceux de la génération des baby-boomers, ont été les plus choyés du 20e siècle. "Il y a des écarts énormes entre les personnes âgées. La retraite est synonyme de pauvreté pour beaucoup de femmes. C'est loin d'être le pactole pour tout le monde!"

Discrimination et taux de chômage
L'espérance de vie est souvent liée au type de travail exercé, constate la sociologue, qui cite une étude menée en France en 1975; celle-ci révélait que les ouvriers mouraient de cinq à six ans plus tôt que leurs contemporains qui avaient gagné leur vie comme professeurs, ingénieurs, cadres supérieurs ou dans des professions libérales.

Certaines entreprises font preuve de discrimination dans leurs critères d'embauche, estime Mme David. Par exemple, un postulant au titre de pompier doit mesurer 5 pi 8 po, sans compter les difficultés de trouver un emploi si l'on est âgé de plus de 40 ans. Il n'y a ainsi rien d'étonnant à ce que les "personnes avancées en âge" soient de plus en plus nombreuses chez les travailleurs autonomes.

Mme David note une tendance croissante chez les employeurs à mettre les gens à la retraite plus tôt, une pression qui s'intensifie si les travailleurs persistent à demeurer à leur poste. "On remet en question le droit au travail et à la retraite pourtant gagné de haute lutte. Des études effectuées auprès de gens retraités ont d'ailleurs démontré que le fait d'avoir eu le choix du moment de sa retraite est aussi important que la santé et la sécurité financière."

L'attitude patronale à l'égard des aînés au travail se fonderait aussi sur une dynamique sociale. "Le taux de chômage, la précarité du marché pour beaucoup de travailleurs, la tendance à faire moins avec plus et l'augmentation des charges de travail stimulent l'âgisme, observe la spécialiste. Nous avons tendance à oublier l'importance de la redistribution entre les générations. Les rapports de pouvoir et d'inégalité s'intensifient. Pourtant, on ne parle pas d'âge quand il n'y a pas de problèmes de chômage."

Retraite obligatoire ou progressive?
Dans un jugement divisé, la Cour suprême du Canada a estimé, en décembre 1990, que l'administration de l'Hôpital général de Vancouver avait eu raison de fixer la retraite obligatoire à 65 ans pour les médecins. "Quand une administration veut engager du personnel nouveau et jeune alors qu'elle n'en a pas les moyens, quoi de plus simple que d'attribuer diverses faiblesses et lacunes professionnelles à ceux et celles qu'on veut mettre au rebut pour faire de la place?" s'interroge Hélène David. En fait, précise-t-elle, l'âge serait plutôt avantageux dans la maîtrise d'un domaine d'activité comme la médecine ou l'enseignement.

Soulignons que les deux magistrats qui se sont opposés à la décision du plus haut tribunal du pays étaient des femmes. Les juges Bertha Wilson et Claire L'Heureux-Dubé considéraient que les médecins, quel que soit leur âge, doivent se tenir au fait des nouvelles recherches et méthodes de traitement et qu'ils sont autant en mesure que leurs collègues plus jeunes de fournir des soins médicaux de grande qualité.

Pour mieux composer avec cette croissance du nombre d'aînés dans la population, Mme David juge qu'il ne faut pas changer les mentalités seulement par la sensibilisation, mais aussi par les façons de faire. "Des gestes concrets doivent être accomplis. La retraite obligatoire n'est pas une solution; il faut plutôt opter pour la mise à la retraite progressive. Avoir une bonne gestion d'entreprise, c'est s'adapter à ces caractéristiques et gérer ses ressources humaines en tenant compte de la pyramide d'âge du personnel."

La sociologue souligne l'arrivée aux États-Unis de groupes de pression énergiques comme les Grey Panthers (Panthères grises), créé en 1972. Au Québec, la Fédération de l'âge d'or du Québec et l'Association québécoise pour la défense des droits des retraités et des préretraités se font de plus en plus entendre. Phénomène qui pourrait bien s'accentuer avec l'arrivée progressive des baby-boomers dans le groupe des aînés de la société québécoise.

Marie-Josée Boucher
Collaboration spéciale


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