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L'autonomie des femmes en Inde et le recours aux services de santé

Un sujet de recherche fascinant mais combien complexe pour deux stagiaires

Sophie Dupéré

L'autonomie est un concept qui varie passablement d'une culture à une autre. Dans la culture occidentale, alors que les considérations individuelles priment souvent sur les considérations collectives, l'autonomie correspond au "droit pour l'individu de déterminer librement les règles auxquelles il se soumet", écrit le Petit Robert. Cependant, dans un contexte où les intérêts collectifs passent bien avant les intérêts individuels, il est nécessaire d'adapter la notion d'autonomie et de la revoir en fonction de la réalité au sein de laquelle on veut l'étudier.

C'est l'un des nombreux défis auxquels ont dû faire face les chercheurs engagés dans un projet de recherche international dirigé par Bilkis Vissandjée, professeure à la Faculté de sciences infirmières et codirectrice du Centre d'excellence pour la santé des femmes, en collaboration avec Sabina Meghani, des Services de santé Aga Khan, en Inde. L'objet de cette étude est de déterminer l'influence de l'autonomie sociale, politique et économique des femmes de régions rurales du Gujarat, en Inde, sur leur recours aux services de santé et sur le bien-être des ménages. Le projet, échelonné sur deux ans, comporte deux phases: une première consacrée à la collecte de données qualitatives (permettant de raffiner les hypothèses de départ et de mieux contextualiser le champ de recherche) et une seconde (dite quantitative) consistant à distribuer un questionnaire auprès d'un vaste échantillon de 1000 ménages.

Sophie Dupéré, deuxième à partir de la gauche, et Shelly Abdool, à l'extrême droite, au cours de leur séjour en Inde. Elles sont accompagnées de Shilpa Ballal (à l'extrême gauche) et de Faridaben, deux partenaires communautaires qui ont participé aux visites dans les villages et aux groupes de discussion.

Mesure de l'autonomie
Forum a rencontré les deux stagiaires canadiennes qui ont participé à la première phase. Sophie Dupéré, de la Faculté des sciences infirmières, et Shelly Abdool, du Département de sciences politiques de l'Université de Western en Ontario, ont séjourné quatre mois dans le Gujarat rural. Leur travail consistait notamment à assister l'équipe formée de chercheurs indiens et canadiens ainsi que de villageois dans leur collecte de données qualitatives.

Cette étape, qui s'est déroulée de janvier à mai 1999, a permis de prendre connaissance de la situation réelle des femmes en ce qui concerne l'autonomie sociale, politique et économique et leur recours aux différents services de santé. Les données ont été recueillies dans des groupes de discussion réunissant des villageois de huit communautés du Gujarat. Des entrevues individuelles ont également été menées auprès de leaders communautaires et d'intervenants du domaine de la santé (médecins, infirmières, pharmaciens, sorcières, praticiens de médecine ayurvédique, etc.) afin d'approfondir certaines questions soulevées dans ces groupes de discussion.

Les hypothèses de départ postulaient que plus le degré d'autonomie des femmes était élevé, meilleur était leur recours aux services de santé et plus grand était le bien-être des ménages. Cependant, si le recours aux services de santé et le bien-être des ménages étaient assez faciles à mesurer, il n'était pas toujours aisé d'évaluer le degré d'autonomie ou les facteurs qui le déterminent. Par exemple, le degré d'autonomie économique d'une femme du Gujarat dépend, entre autres, du rang qu'elle occupe au sein de la cellule familiale.

Hiérarchie familiale
Selon qu'elle est fille, belle-fille, mère ou belle-mère (la femme étant toujours appelée à vivre au sein de sa belle-famille au moment de son mariage), son pouvoir décisionnel et son accès aux ressources financières du ménage varient. Dans la hiérarchie familiale, ce sont d'abord les aînés (les parents du mari) qui ont le plus de pouvoir décisionnel. Pour accéder aux ressources financières du ménage, l'épouse devra donc s'adresser à son mari, qui, lui, devra en parler à ses parents. Cette situation demeure même si la femme contribue elle aussi au revenu du ménage en recevant un salaire pour un travail à l'extérieur de la maison. Cette hiérarchie est donc d'abord constituée en fonction de la position occupée au sein de la famille plutôt que simplement selon l'appartenance à un sexe. Lorsque le père du mari est absent ou décédé, c'est la mère qui possédera le plus grand pouvoir décisionnel.

Même si l'analyse des données qualitatives n'est pas encore terminée, les deux stagiaires peuvent déjà émettre certaines réflexions. "Là où nous avons eu le plus de surprises, c'est lorsque nous tentions de déterminer le degré d'autonomie politique des femmes, confie Sophie Dupéré. Lorsque nous demandions s'il y avait des leaders parmi les femmes présentes aux groupes de discussion, on nous répondait souvent que non. Pourtant, on se rendait compte, après coup, qu'il y avait là une chef de village et une élue au panshayat (conseil de village), mais ces femmes ne se percevaient pas elles-mêmes comme des leaders." "Beaucoup de femmes préfèrent laisser aux hommes le soin de débattre des questions politiques, enchaîne Shelly Abdool. Pour plusieurs d'entre elles, le fait de s'intéresser au domaine politique n'est pas une caractéristique souhaitable pour une femme, et la politique peut même être perçue, à la limite, comme quelque chose de sale."

Bien-être collectif
Il semble toutefois exister un désir réel, chez les femmes, d'avoir un meilleur accès aux services de santé et d'avoir leur mot à dire quant aux priorités d'action de leur village, mais toujours dans le but de mieux contribuer au bien-être collectif. La préoccupation première des femmes rencontrées n'était pas de revendiquer des choses pour elles-mêmes. Elles souhaitaient plutôt améliorer le bien-être de leur famille, mais sans devoir modifier en profondeur leur rôle ou les règles de fonctionnement de leur communauté.

Quant aux retombées que les chercheuses aimeraient voir découler de l'ensemble des travaux, elles sont nombreuses. "Il est important que l'information puisse retourner dans le milieu même d'où elle est issue, que les gens soient mis au courant du traitement que nous aurons fait de cette information et des conclusions que nous en aurons tirées. L'analyse des données servira également à faire des recommandations auprès des divers intervenants et du gouvernement indien afin d'améliorer l'accès aux services de santé", nous dit Shelly Abdool. "Il faut que tous les intervenants concernés puissent s'approprier les résultats de cette recherche, qu'elle ne reste pas sur les tablettes et qu'elle puisse véritablement contribuer à faire changer les pratiques, ajoute Sophie Dupéré. Notre souhait serait que les résultats puissent éventuellement mener à la création de tribunes d'échanges entre les divers intervenants engagés dans l'élaboration des mesures et des programmes de santé en Inde." Les deux chercheuses espèrent également que l'étude incitera les décideurs de l'État à consulter plus directement les femmes afin de mieux connaître leurs préoccupations et leurs besoins réels.

Expérience internationale
Cette expérience aura permis à Shelly Abdool et Sophie Dupéré d'acquérir une expérience internationale d'une grande valeur dans le cadre de leurs parcours universitaire et professionnel. Leur séjour en Inde restera également un point central dans leur cheminement personnel. Elles retirent de leur séjour là-bas une meilleure compréhension de la situation des immigrants parce qu'elles ont fait l'expérience de tout ce qu'implique le fait de devoir s'adapter à un nouveau pays, une nouvelle langue, une nouvelle culture.

La réalisation du projet a été rendue possible grâce aux partenaires financiers et aux partenaires de recherche suivants: l'institut Shastri, le Centre de recherche en développement international et l'Agence canadienne de développement international, la Faculté des sciences infirmières et la Faculté de médecine sociale et préventive de l'UdeM, les centres d'excellence pour la santé des femmes de Montréal et de Halifax, le McGill Center for Research and Teaching on Women, le Département d'anthropologie de l'UdeM, la fondation Aga Khan-Inde et les Services de santé Aga Khan-Inde.

Lorraine Desjardins
Collaboration spéciale



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