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Les campagnes antitabac ne font pas un tabac

Micheline Frenette étudie une théorie de communication qui pourrait jouer un rôle important dans la promotion de la santé.

La campagne "On t'aime mieux au naturel", produite par Santé Canada en 1993, n'est pas réaliste, selon les jeunes. "Ils reprochent à ce message de laisser sous-entendre qu'arrêter de fumer se fait comme par magie", commente Micheline Frenette.

Un jeune sur trois fume. Malgré la lutte antitabac, 29,1% des Canadiens âgés de 12 à 19 ans s'adonnent à la cigarette, selon Statistique Canada. Une progression de 6,5% du tabagisme juvénile comparativement à 1991. Comment expliquer le faible taux de réussite des campagnes antitabac?

"La stratégie utilisée pour informer n'est pas appropriée, répond Micheline Frenette, professeure au Département de communication. La majorité des messages en promotion de la santé sont conçus selon une approche linéaire où la communication est considérée comme un processus de transmission de l'information d'un émetteur à un récepteur. On se contente d'adapter le contenu aux goûts et habitudes du public pour faire en sorte que les individus adhèrent au message."

Résultat? Les jeunes fumeurs n'abandonnent pas la cigarette même lorsqu'ils sont au courant des effets nocifs du tabac, souligne Mme Frenette. Ce facteur relatif à leur santé à long terme est jugé secondaire par rapport à leurs besoins immédiats, comme se donner une image de maturité ou être accepté par les pairs. Par ailleurs, l'approche qui incite à modifier ou à renforcer un comportement est perçue par certains jeunes comme un geste d'autorité. Pas étonnant que ce type de tactiques tombe alors dans le vide. "La stratégie linéaire peut s'avérer adéquate dans les publicités à but commercial, mais elle est insuffisante pour des problématiques plus complexes comme le tabagisme", estime Micheline Frenette.

La spécialiste de la communication publique par les médias collabore actuellement à la rédaction d'un chapitre de livre qui pourrait avoir d'importantes répercussions dans le domaine de la promotion de la santé. Ce texte, écrit avec Brenda Dervin, de l'Université de l'Ohio, démontre la pertinence d'un autre modèle de communication pour orienter la conception et l'évaluation des campagnes de santé.

"Cette théorie, appelée 'la construction du sens' et élaborée par Brenda Dervin, tire son appellation du fait que le sens d'un message est construit par la personne elle-même à partir de ses expériences, ses besoins, sa situation actuelle et les problèmes qu'elle peut éprouver, explique la chercheuse. Dans cette optique, le message ne doit pas suggérer une solution mais plutôt une démarche. Par exemple, l'adolescent fumeur ou non fumeur est amené à se poser des questions et à faire des gestes en vue de trouver des réponses à ses interrogations."

De l'avis de Mme Frenette, il faut modifier la façon de concevoir les messages de manière à rencontrer ce cheminement des individus. Mais cela représente tout un défi: ce type de communication se situe aux antipodes de ce qui se fait actuellement dans la plupart des messages luttant contre la consommation du tabac.

De la théorie à la pratique
Pendant plus de cinq ans, Micheline Frenette, dont la formation en psychologie n'est pas étrangère à son intérêt pour les jeunes, a analysé une grande quantité de campagnes sociétales. Elle a noté, en plus des forces et faiblesses en lien avec le contenu des messages, que les campagnes obtenant les meilleurs résultats sont celles où l'on assure un soutien concret ainsi qu'une complémentarité des moyens de communication (groupes d'entraide, ateliers, ligne 1-800, dépliants, etc.).

En 1996, au cours d'un séminaire international sur l'usage de la communication en éducation pour la santé, Mme Frenette constate qu'un certain nombre d'éléments évoqués par d'autres participants renvoient implicitement à une démarche dite "transactionnelle". Son intuition est alors confirmée: la théorie de la construction du sens mérite d'être davantage explorée, relate la professeure dans un texte intitulé "L'apport des approches transactionnelles de la communication".

L'encre n'avait pas encore séché que Mme Frenette entamait son étude avec la collaboration de deux étudiantes à la maîtrise, Nathalie Beaudoin et Julie Leblanc, sur la pertinence de cette théorie pour les messages antitabac télévisés à l'intention des jeunes. Un an et demi plus tard, les chercheuses terminent leur analyse. Conclusion? "L'approche de la construction du sens ne se limite pas aux thématiques sociales ni à la communication médiatisée. Elle peut également être envisagée comme une invitation à réfléchir sur nos pratiques de communication en général", peut-on lire dans un autre article paru l'année dernière dans la Revue québécoise de psychologie. Mme Frenette y trace un portrait du phénomène du tabagisme chez les jeunes et démontre comment l'approche de Brenda Dervin pourrait permettre de lutter plus efficacement contre la consommation du tabac.

Les jeunes exigent des messages respectueux et francs
Selon l'étude effectuée par l'équipe de recherche de Mme Frenette, les messages étudiés ne reflètent pas la réalité des jeunes. Par exemple, certaines publicités mettent en scène des personnages qui fument dans l'école alors que la cigarette y est interdite. D'autres messages laissent sous-entendre qu'arrêter de fumer se fait comme par magie. Or, les jeunes comme les adultes éprouvent de la difficulté à cesser de fumer. Quant aux messages destinés aux non-fumeurs, ils ne sont pas mieux perçus. Les adolescents qui ne fument pas n'apprécient guère d'être encouragés aux dépens de leurs amis fumeurs, qui dans ces publicités se retrouvent stéréotypés.

Compte tenu des dommages causés par le tabac et du fait que cette habitude tend à demeurer (les recherches montrent que près de 90% des fumeurs adultes ont commencé avant l'âge de 17 ans), il semble justifié de continuer à soutenir les efforts dans la lutte antitabac auprès des jeunes. "Afin d'éviter les erreurs précédentes, les messages doivent tenter de répondre aux véritables besoins des jeunes et surtout les interpeller d'une manière qui les aiderait à prendre conscience de leur situation et à résoudre leurs problèmes", fait valoir Mme Frenette.

Dans les mois à venir, une équipe internationale étudiera un corpus de messages antitabac afin de vérifier la pertinence de la théorie de la construction du sens dans d'autres contextes culturels.

Dominique Nancy



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