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Exode des cerveaux: il y a aussi ceux qui reviennent

À 39 ans, Jacques Thibodeau a généré près de un million de dollars en fonds de recherche.

Jacques Thibodeau dans son laboratoire du Département de microbiologie et immunologie de la Faculté de médecine. On y fait du clonage et des chimères sur le plan moléculaire afin de comprendre pourquoi certaines cellules inhibent leur système immunitaire.

"L'exode des cerveaux est bien réel. Mais l'exil de nos chercheurs n'est pas motivé par l'appât du gain. C'est qu'ils ne trouvent pas de place pour eux ici. Je ne compte plus les ex-collègues de classe qui attendent dans des laboratoires étrangers qu'un poste se libère au Québec. Ils sont prêts à prendre le prochain avion."

Celui qui parle ainsi, Jacques Thibodeau, est une étoile montante de la recherche médicale. Chercheur boursier du Conseil de recherches médicales du Canada et subventionné par la Fondation canadienne pour l'innovation, l'Association du diabète du Québec, la Société de recherche sur le cancer et la Faculté de médecine de l'Université de Montréal, il a généré en quelques mois près de un million de dollars en fonds de recherche et bourses diverses.

Dans son laboratoire ouvert en janvier 1998, pendant la crise du verglas, six chercheurs mènent des travaux de pointe en immunologie et en microbiologie. Plus précisément, ils tentent de comprendre pourquoi certaines cellules ont des protéines qui inhibent le processus immunitaire face à un cancer ou à un virus. Bien qu'il n'ait fait aucun appel dans ce sens, une dizaine d'étudiants diplômés, chaque mois, écrivent à M. Thibodeau pour lui offrir leurs services. Le bouche à oreille.

Jacques Thibodeau fait partie de ceux qui auraient pu choisir une grande ville américaine pour mener leurs recherches. Son laboratoire aurait probablement été plus grand, plus confortable, mieux équipé. Lui-même aurait reçu un meilleur salaire. Il a préféré ramener son "cerveau" au pays après des études postdoctorales à l'institut Pasteur. Une décision à contre-courant de la tendance actuelle, à en croire une étude récente du Conference Board du Canada. L'organisme évalue à 98 000 le nombre de travailleurs canadiens de haut niveau qui s'installent aux États-Unis chaque année de manière temporaire ou permanente.

Exode du domaine
C'est durant la quatrième année du secondaire que M. Thibodeau a eu le coup de foudre pour la recherche. Son professeur de biologie ("Je me souviens même de son nom: Roch Chênevert.") avait la passion contagieuse. La découverte de la cellule, base de la vie, est marquante pour l'élève. "J'ai su dès ce moment que je serais un jour chercheur."

Dans cette même classe, un autre adolescent connaît un coup de foudre similaire. Leur cheminement sera semblable jusqu'au doctorat. Jacques Thibodeau fait son doctorat en biologie cellulaire à l'Université Laval et son ami termine le sien en biologie moléculaire à l'Université Yale, aux États-Unis. Au retour de ce dernier, toutefois, les postes en recherche au Québec sont rarissimes et mal payés. Aujourd'hui, il a tout abandonné et a ouvert une boîte d'informatique.

"On ne parle jamais de cela, mais au-delà du problème de l'exode des cerveaux vers les États-Unis, il y a celui de l'exode du domaine d'expertise. Combien de personnes brillantes ont abandonné la recherche pour un métier capable de leur permettre de manger trois fois par jour et de payer le loyer?"

Les salaires des chercheurs en santé ne sont pas comparables à ceux de leurs collègues médecins, deux à trois fois mieux payés. Et les rétributions des étudiants chercheurs, qui constituent la force vive des laboratoires, n'ont pratiquement pas augmenté en 15 ans. Tous ces facteurs font que plusieurs chercheurs brillants s'intègrent à la société américaine après avoir fait leurs études au Québec. C'est leur façon de claquer la porte...

La famille comme élément incitatif
L'attachement à la famille a joué un rôle certain dans le choix de Jacques Thibodeau. "Si j'avais vécu plus longtemps à l'étranger, je crois que les grands-parents de mes enfants ne me l'auraient jamais pardonné", dit-il en riant.

Mais rien n'est immuable. Marié à Sophie Gratton, une spécialiste de la rétrovirologie (elle est titulaire d'un postdoctorat de l'institut Pasteur), Jacques Thibodeau sera bientôt père d'un troisième enfant (la plus âgée, Julie, 12 ans, est née d'une union précédente). Pour l'instant occupée à prendre soin de Florence, 18 mois, et à préparer son accouchement imminent, Mme Gratton sera bien un jour tentée de nouveau par la recherche. Que fera le couple si les seuls postes s'ouvrent pour elle à Paris ou à Washington? "En effet..."

En tout cas, pour Jacques Thibodeau, délégué de son département au développement de la Faculté de médecine, l'initiative de Relève Médecine 2000 visant à créer 20 postes à l'Université est très louable. Cela permettra justement à des "exilés" de revenir au pays ou à des Québécois de sentir qu'ils ont une place chez eux.

Mais pourquoi Jacques Thibodeau a réussi là où tant ont échoué? "J'ai beaucoup travaillé durant mes études", répond-il, refusant même de se faire qualifier de "doué". Autre bonne carte dans son jeu: il a publié dans certaines des plus prestigieuses revues de sa discipline: Science, Journal of Experimental Medicine, Proceedings of National Academy of Sciences (PNAS) et d'autres. Avec son CV en béton, il laissait peu de chances aux autres candidats. Mais malgré tout, cela ne suffisait pas. "J'ai surtout joui d'un bon "timing", dit le chercheur dans son bureau attenant au laboratoire. Si j'avais voulu revenir au pays à un autre moment, ça aurait été plus difficile."

C'est pendant ses études postdoctorales à Paris qu'il a entendu parler d'un poste vacant à l'Université de Montréal à la suite du départ d'un professeur titulaire du Département de microbiologie et immunologie. Il a posé sa candidature et a été retenu. On lui a offert d'"excellentes conditions de recherche", notamment l'accès à un laboratoire disposant de plus de 100 000$ de matériel.

Heureux de son sort, Jacques Thibodeau est conscient d'être une sorte d'exception dans un milieu où chaque dollar est convoité par les meilleurs chercheurs du pays. Et il sait qu'il doit livrer la marchandise au plus vite pour justifier l'aide reçue. "On jugera les résultats de mes travaux dans trois ans. Je n'ai plus droit à l'erreur. Quand un jeune chercheur est fortement subventionné, on l'attend au tournant. "Publish or perish", comme on dit. C'est un nouveau stress pour moi. Mais je suis prêt."

Mathieu-Robert Sauvé


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