FORUM - 5 JUIN 2000

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L'investissement ciblé en éducation est une erreur

Robert Lacroix

"Lorsqu'à la fin des années 1950 j'ai terminé mes études classiques et décidé de poursuivre à l'Université en sciences économiques, beaucoup de gens m'ont demandé pourquoi je n'avais pas plutôt choisi le droit, la médecine, la pharmacie ou le sacerdoce. Quelle idée avais-je eu d'aller dans un domaine assez mal défini à l'époque et sans grandes perspectives d'avenir?"

Dans l'allocution qu'il prononçait à l'occasion de la collation des grades, qui se déroulait le 26 mai, le recteur Robert Lacroix a tenu à remettre les pendules à l'heure en ce qui concerne la place des diplômés en lettres, en sciences humaines et en sciences sociales dans la société du savoir.

Une conception trop restreinte de la nouvelle économie laisse croire que les seuls besoins en main-d'oeuvre se retrouvent en sciences et en génie, particulièrement en informatique et dans les biotechnologies, a observé M. Lacroix. Relatant une visite faite l'automne dernier dans les nouveaux bureaux montréalais de UBI Soft, producteur français de jeux vidéo, il a ajouté:

"On m'a informé que, des quelque 400 employés, seulement 25% avaient un profil dit 'technique'. En revanche, 150 employés avaient un profil dit 'créatif'. Qui sont-ils? Ils viennent de toutes les disciplines: histoire, philosophie, littérature, design, etc. Lorsque j'ai demandé sur quoi reposaient les succès de UBI Soft sur le marché des jeux vidéo, on m'a répondu: 'Surtout sur la remarquable qualité et l'originalité des 150 employés à profil créatif.'"

La plus forte croissance
Un tel éventail de compétences se rencontre aujourd'hui dans la conception d'un grand nombre de produits nouveaux, a expliqué le recteur. "Toute entreprise qui travaille à la conception et à la mise en marché d'un nouveau produit voudra d'abord connaître les goûts des consommateurs, leurs besoins, les marchés potentiels. Elle cherchera un bien qui n'est pas seulement utile mais aussi beau à regarder, facile à utiliser, etc. Une fois que le bien aura été conçu et produit, il lui faudra en faire la promotion et le vendre. L'entreprise devra aussi vérifier la réaction des consommateurs pour améliorer graduellement son produit. Au bout du compte, le succès d'un produit nouveau dépend d'une multitude d'acteurs qui interviennent aux divers stades de sa conception, de sa production, de sa mise en marché et de sa vente."

Même le commerce électronique, au-delà de son infrastructure technique, fait appel à des économistes qui font du "design de marché"; à des spécialistes du marketing possédant une formation de base en psychologie ou en sociologie pour comprendre le comportement des consommateurs; à des juristes qui se penchent sur la sécurité et sur la légalité des transactions électroniques; à des concepteurs, des designers, des scénaristes ou des rédacteurs pour présenter les biens et les services; à des spécialistes de la gestion, des sciences humaines et sociales, des arts et des lettres pour l'élaboration du "contenu".

"On ne doit donc pas s'étonner, comme le montrent les études récentes, que les sciences sociales et humaines constituent, et de loin, le groupe le plus important des professions de la connaissance et qu'à l'exception de l'informatique ce groupe ait connu la croissance de l'emploi la plus importante depuis 1971, a remarqué M. Lacroix. Ces derniers résultats empiriques contredisent clairement une opinion trop répandue voulant que, dans l'économie du savoir, il n'y en ait que pour la haute technologie."

Mauvaise politique
Il y a depuis peu au Québec "une belle unanimité" dès qu'il s'agit de reconnaître que l'investissement en capital humain représente un instrument stratégique pour stimuler la croissance économique. Le recteur déplore cependant que ce consensus ne tienne plus lorsqu'on passe aux mesures en matière d'éducation.

"La grande tendance actuellement au Canada, et plus particulièrement au Québec, c'est d'investir dans l'éducation universitaire mais de façon ciblée. Dans ces cibles, jamais il n'est question des lettres, des arts, des sciences humaines et sociales ou même de la gestion. Mais comment a-t-on déterminé ces cibles? La plupart du temps par de petites études ad hoc, qui relèvent souvent davantage du lobbying industriel que d'une connaissance approfondie du marché du travail pour la main-d'oeuvre hautement qualifiée."

Dénonçant "les fausses idées que des situations de court terme peuvent créer", M. Lacroix a cité un passage du rapport du Groupe d'experts sur les compétences publié récemment par le Conseil consultatif des sciences et de la technologie du Canada:

"Dans les cinq secteurs industriels qu'on nous a demandé d'examiner [aérospatiale, automobile, biotechnologies, technologies environnementales et technologies de l'information et de la communication], écrivent les auteurs du rapport, nous n'avons pas trouvé de preuves qu'il existait actuellement une pénurie généralisée et persistante de compétences techniques. De manière générale, nos établissements d'enseignement et de formation et notre système d'immigration au pays semblent répondre aux exigences des employeurs canadiens à la recherche d'employés possédant les compétences techniques requises."

Le recteur en a donc conclu qu'une politique de "ciblage" en éducation est une mauvaise politique. "Aucun des modèles de planification appliqués au secteur de l'éducation n'a résisté à l'épreuve de la réalité, malgré tout l'attrait de leur logique."

Qualité et liberté
Seules la qualité et la liberté de choix individuelle doivent guider les investissements en éducation supérieure, a affirmé M. Lacroix.

"L'économie du savoir repose sur la créativité, l'originalité et l'innovation, a-t-il ajouté en terminant. C'est en donnant aux individus la possibilité de développer leurs compétences en fonction de leurs aptitudes et de leurs préférences que nous leur permettrons d'atteindre leur plein potentiel comme personnes, comme citoyens et comme travailleurs. Les sociétés qui seront en mesure de laisser les jeunes choisir leurs champs d'études tout en leur garantissant un enseignement supérieur de qualité auront une combinaison de plus en plus gagnante dans l'avenir."

Françoise Lachance


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