FORUM - 13 MARS 2000 

Que sont les immigrants devenus?

Jean Renaud étudie le cheminement de 1000 d'entre eux sur une période de 10 ans.

À relater les multiples étapes qui l'ont amené à effectuer cette étude longitudinale sur 10 années d'établissement de 1000 immigrants admis au Québec en 1989, le sociologue Jean Renaud constate que le temps a filé bien vite et qu'il a peut-être un peu vieilli. Le directeur du Centre d'études ethniques de l'Université de Montréal (CEETUM) compare d'ailleurs ce volet important de son travail de chercheur à une relation amoureuse: "C'est un peu comme dans un couple. Après 10 ans, on regarde en arrière et l'on est un peu surpris de constater que tant d'années se sont écoulées et que la relation occupe toujours une place aussi importante dans sa vie."

Au départ, le projet de recherche de Jean Renaud, qui est également professeur au Département de sociologie, consistait à suivre l'évolution de 1000 immigrants sur une période de trois ans. Un premier rapport de recherche avait d'ailleurs été publié en mars 1993 en collaboration avec Serge Desrosiers et Alain Carpentier sous le titre "Trois années d'établissement d'immigrants admis au Québec en 1989". Or, à la suite de la publication de ce rapport, on s'est vite rendu compte de la "rentabilité pédagogique" d'une telle étude et de la grande valeur de l'information recueillie pour les divers intervenants en matière d'immigration. Si l'enquête de 3 ans avait déjà permis d'accumuler des renseignements précieux sur le processus d'établissement des immigrants, des données recueillies sur 10 ans pourraient certainement fournir des précisions encore plus grandes sur l'évolution de ces personnes.

Bien que la publication d'un premier rapport de ces 10 années d'enquête ne soit prévue que pour décembre 2000 et qu'il ne soit pas encore possible d'en communiquer les résultats, le processus entourant la tenue de cette vaste étude présente déjà, en soi, un intérêt peu commun.

Les débuts de l'enquête
Pour recruter les 1000 personnes qui ont accepté de participer à son étude, Jean Renaud est passé par les services d'accueil aux immigrants des deux aéroports de Montréal. À la suite d'une entente de six mois conclue avec le gouvernement fédéral, plus de 9000 nouveaux arrivants détenteurs d'un visa canadien ont reçu, en 1989, des documents leur présentant l'étude et leur demandant d'y participer.

Une première vague de 1000 entrevues ont donc été réalisées en 1990, soit après un séjour moyen de 43 semaines pour les personnes interviewées. Le questionnaire comportait deux parties: la première devait rendre compte du parcours migratoire des immigrants (leur pays d'origine, les raisons de leur migration, leur situation à l'arrivée, etc.) et la seconde, sous forme de calendrier, permettait de relater leurs différents épisodes d'établissement à la semaine près.

Comme on est en droit de s'y attendre, mener une enquête auprès d'un échantillon aussi large et d'origines aussi diversifiées demande un encadrement particulier. Les entrevues de la première vague ont été menées en 24 langues et en présence d'interprètes pour s'assurer que les termes employés correspondaient parfaitement aux réalités qui étaient abordées dans le questionnaire. Une deuxième vague d'entrevues a été terminée en 1991 auprès de 729 des 1000 répondants de la première vague et, enfin, 508 personnes ont de nouveau été interviewées au cours d'une troisième vague, en 1992.

Comme les dimensions visées par l'enquête étaient le logement, la scolarisation et l'emploi, le fait de répertorier chacun des événements sur un calendrier hebdomadaire a permis une observation plus serrée de ces éléments, même lorsqu'ils n'étaient que de courte durée.

Le grand saut
On a déjà parlé de la rentabilité d'une enquête menée sur 10 ans. Jean Renaud croit en effet que, si certains facteurs ont peu d'influence dans les premières années d'établissement, ils peuvent jouer un rôle beaucoup plus important par la suite, et c'est notamment ce que pourraient mettre en lumière des données recueillies sur 10 années. "Les trois premières années d'établissement rendent surtout compte du premier contact avec la société d'accueil, nous dit Jean Renaud. On observe, par exemple, que l'apprentissage de la langue n'a pas nécessairement d'impact déterminant sur l'établissement au cours de cette période. Toutefois, on peut s'attendre à ce que, sur une période de 10 ans, la langue devienne un facteur fondamental pour s'intégrer à la société d'accueil."

Ce sont des considérations comme celle-ci qui ont poussé le directeur du CEETUM à faire le grand saut et à poursuivre son enquête au-delà des trois années prévues au départ. Mais pour être en mesure de retrouver, sept ans plus tard, les répondants de la troisième vague de l'enquête (1992), Jean Renaud devait d'abord obtenir une permission auprès de la Commission d'accès à l'information afin d'accéder aux fichiers de la Régie de l'assurance-maladie du Québec. Après de nombreuses démarches et de multiples contraintes, il a enfin obtenu cette permission, en faisant toutefois la promesse que toutes les données seraient détruites au terme de la quatrième et dernière vague d'entrevues.

Cette quatrième vague vient tout juste de prendre fin et la firme de sondage chargée de distribuer le questionnaire en est présentement au dernier traitement des données. "La firme de sondage a vraiment fait un travail formidable, souligne M. Renaud. D'autant plus que sa tâche était passablement complexe puisque chaque questionnaire se devait d'être individualisé. Il fallait s'assurer que chacune des entrevues réalisées en 1999 reprenait le calendrier des événements exactement là où il avait été interrompu sept ans plus tôt, lors de la dernière vague d'entrevues. De plus, pour les répondants eux-mêmes, il s'agissait de dater, à la semaine près, des événements qui avaient eu lieu longtemps auparavant. Dans le cas d'un changement de résidence, ça pouvait toujours aller, mais dans le cas d'emplois qui n'avaient été occupés que pendant une très courte période, ça n'allait pas toujours de soi..."

Lorraine Desjardins
Collaboration spéciale

Des histoires de vie sur 10 ans

Un rapport de recherche sera publié en décembre prochain et fera un premier survol des données recueillies sur 10 ans. La tâche principale de Jean Renaud consistera à présenter ces données sous une forme accessible à l'ensemble des interlocuteurs concernés. Par le biais de tableaux et de graphiques clairs et faciles à consulter, on devrait déjà pouvoir observer les grands paramètres de l'évolution des personnes sur 10 ans.

Les questions auxquelles Jean Renaud aimerait pouvoir apporter des réponses, après 10 années, font nécessairement suite aux interrogations des 3 premières années: "Comment les personnes se sont-elles intégrées au marché du travail? Ont-elles véritablement réussi à améliorer leur sort en général? Les barrières à l'emploi qu'on avait désignées au cours des trois premières années ont-elles persisté dans leur effet?" Et ainsi de suite.

Les questions en lien avec l'insertion des personnes dans les réseaux généraux de la société n'avaient pu trouver de réponse dans l'observation des trois premières années d'établissement. Avec des histoires de vie recueillies sur 10 ans, il sera possible de tracer un portrait plus fin des facteurs de succès ou d'échec en matière d'établissement. "Ce qui caractérise l'intégration d'un immigrant à la société d'accueil, c'est bien plus que le simple fait d'occuper un emploi ou d'avoir un lieu de résidence, observe Jean Renaud. C'est aussi toute une série d'autres événements, comme le fait de vivre des histoires d'amour, d'avoir des amis, des voisins, des collègues de travail, de s'intégrer dans les réseaux sociaux dits 'normaux'. Bref, c'est tout ce qui constitue la vie ordinaire. Au bout d'un certain temps, le lieu de naissance n'a plus véritablement d'importance."

Quant à savoir si Jean Renaud est un peu triste de mettre la dernière main à un travail qui a accaparé toute une décennie de sa vie de chercheur, la question n'a même pas lieu de se poser. La somme des données recueillies servira encore pendant des années à des analyses, et les possibilités d'en tirer quelque chose, bien qu'elles ne soient pas illimitées, peuvent le tenir occupé encore longtemps.

L.D.