FORUM - 13 MARS 2000 

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Contre l'«elvisgrattonisation» de l'université

Six anthropologues et un sociologue dissertent sur l'enseignement supérieur.

Bernard Bernier

Pierre Beaucage

Gilles Bibeau

Faut-il pleurer, faut-il en rire? Fait-elle envie ou bien pitié?" C'est la mélodie qui nous trotte dans la tête à l'issue du colloque "L'université en question", organisé par le Département d'anthropologie. Oui, Jean Ferrat aurait pu chanter ce refrain en pensant aux universités québécoises.

"Les universités ne doivent pas faire les putes pour un plat de lentilles... ou une bouteille de Pepsi", a lancé Pierre Beaucage au cours de son exposé dénonçant le glissement néolibéral de l'établissement qui le fait vivre depuis 30 ans. Mais il n'est pas trop tard pour redresser la situation et, à ce titre, M. Beaucage soutient que les universitaires ont un rôle à jouer.

Gilles Bibeau, modérateur et conférencier d'ouverture, déplore lui aussi le "recul de la pensée critique" et trouve désolant que le Québec soit "une société anti-intellectuelle qui s'occupe mal de ses universités". Selon le professeur d'anthropologie, le partenariat entreprise-université, présenté comme l'issue aux compressions gouvernementales dans l'éducation, n'est pas une panacée.

Les sciences sociales ne bénéficient d'ailleurs pas beaucoup de cette alliance. "Le ministre des Finances du Canada, Paul Martin, a annoncé la création de 2000 chaires à son dernier budget. Plus de 80% de ces chaires sont en sciences naturelles et en médecine", relate M. Bibeau.

Pendant ce temps, les universités vantent le placement des anciens pour attirer la clientèle. "Des diplômés pour répondre aux besoins du monde du travail", dit la publicité de l'Université Concordia. L'Université de Sherbrooke insiste sur la "dimension pratique de la formation et les stages rémunérés". "Moins de soleil, plus brillant", dit la publicité de l'école d'été de l'Université de Montréal.

Alicia Sliwinski

Pierre Maltais

David Bernier

Trois étudiants, trois visions
Trois étudiants au doctorat avaient pris place parmi les conférenciers à ce colloque annuel, tenu le 2 mars dernier. Ils ont exprimé des points de vue reflétant les différents visages des universitaires. Dans le rôle de l'outsider sympathique, le Micmac Pierre Maltais; dans le rôle de l'intellectuelle irréductible, Alicia Sliwinski; et dans le rôle du doctorant pessimiste, David Bernier.

De façon très rigoureuse, Alicia Sliwinski a analysé des textes de Bill Reading, mort accidentellement en 1996 alors qu'il rédigeait un livre sur le déclin de l'université, du philosophe Michel Freitag et du ministre de l'Éducation, François Legault.

Aux yeux de l'étudiante, la tendance actuelle à considérer les établissements d'enseignement supérieur comme de gigantesques PME n'augure rien de bon. Indicateurs de performance, ratio coût-bénéfice, lutte contre le déficit et autres concepts empruntés au monde des affaires relèguent au second plan la vraie mission des universités qui est le développement de l'imagination créatrice et de la pensée critique. "On ne naît pas avec ces qualités. On les acquiert et on les cultive. Le milieu universitaire est idéal pour y parvenir."

Dans un discours beaucoup plus improvisé, Pierre Maltais a réprouvé l'"elvisgrattonisation du Québec", faisant référence au héros des films de Pierre Falardeau qui adule tout ce qu'il y a de médiocre dans la société de consommation. Il souhaite revaloriser le côté noble de l'apprentissage, tel qu'il existait "sous le portique d'Athènes".

Pour David Bernier, les universités ne sont rien de mieux que des usines à diplômés qui réussissent surtout à produire des "armées de réserve" de chômeurs instruits. "Je ne cacherai pas mon pessimisme, a-t-il dit. Plus j'avance, moins j'ai l'impression d'en savoir."

Le Québec a peut-être gagné son pari de démocratisation de l'enseignement supérieur, mais il se retrouve avec des diplômes dévalués, des abandons endémiques et un sous-financement chronique. Dans le discours dominant, rapporte David Bernier, il y a des contradictions évidentes: on dénonce l'exode des cerveaux jusqu'à ce qu'on fasse le portrait de tel Québécois qui a réussi à Silicon Valley ou de tel autre qui a fait fortune à New York.

Un espace de liberté
Pour Bernard Bernier, directeur du Département, le tableau est beaucoup moins sombre que certains le présentent. "C'est important d'utiliser l'espace de liberté que nous avons pour critiquer le système, mais il ne faut pas passer son temps à se plaindre", dit le spécialiste du Japon.

L'anthropologie, souvent perçue comme une matière "inutile" dans le monde du travail, connaît un paradoxe étonnant. "Il y a actuellement 270 étudiants au premier cycle. Par rapport à la logique, c'est une anomalie."

Plusieurs sont là à cause d'Indiana Jones, concède le directeur. Mais un bon nombre ont choisi cette matière en fonction de ce qu'elle est réellement, en dépit des difficultés qui les attendent à leur sortie de l'Université. "À moi aussi, on me demandait ce que j'allais faire avec un diplôme d'anthropologie, rappelle M. Bernier. On disait qu'il y avait autant d'anthropologues que d'Esquimaux, ce qui était aussi méprisant pour les uns que pour les autres."

Quoi qu'il en soit, le Département d'anthropologie est certainement le département le plus "ouvert sur le monde", a défendu M. Bernier. "Mais pas dans le sens où l'entendent les Hautes Études Commerciales..."

Prière antimoderniste
Le mot de la fin est allé au sociologue Guy Rocher. Présenté comme l'un des pères des sciences sociales (il a enseigné à Fernand Dumont, notamment), M. Rocher est l'un des bâtisseurs du système d'éducation québécois. Cela ne l'empêche pas d'être critique; il a récemment réagi avec virulence à la politique sur les universités du ministre Legault.

Les temps changent? Pas tant que ça, répond le chercheur du Centre de recherche en droit public. Quand l'Église est sortie des universités, l'État y est entré aussitôt. "Alors que j'étais jeune professeur à l'Université Laval, le recteur nous lisait le 'serment antimodernité' dans lequel nous nous engagions à ne pas enseigner la lutte des classes et l'évolutionnisme biologique, relate-t-il. Pourtant, ce n'était rien comparativement à l'ingérence des pouvoirs dans les universités, depuis. Nous étions plus libres à ce moment-là."

Des tensions constantes se font sentir chaque jour dans la vie d'un universitaire. Tensions entre l'autonomie à préserver, la liberté de pensée à défendre et le pouvoir à repousser. L'université est une utopie, a conclu M. Rocher. Une utopie qu'il faut défendre chaque jour.

Mathieu-Robert Sauvé


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