FORUM - 14 FÉVRIER 2000

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L'Irak neuf ans plus tard

"Les sanctions du Conseil de sécurité des Nations Unies affectent surtout la population civile", selon Rachad Antonius.

Rachad Antonius tient dans une main un billet de 250 dinars irakiens. "Ce billet valait 800 dollars américains en 1991. Aujourd'hui, il vaut 12 cents!" dit-il pour illustrer les effets des sanctions sur l'économie de l'Irak.

Bagdad, le 4 janvier 2000. À première vue, tout semble normal dans la capitale de l'Irak. Des voitures et des taxis circulent sur les routes, les vitrines des magasins exposent des marchandises de toutes sortes et les étalages de fruits et légumes sont bien garnis. Mais ces magasins sont peu fréquentés et toute cette abondance n'est accessible qu'à une minorité. Les autres ont faim et vivent dans des conditions sanitaires catastrophiques. Selon un rapport de l'UNICEF, 4500 enfants irakiens meurent chaque mois à cause des sanctions.

Rachad Antonius, chercheur affilié au Groupe de recherche Ethnicité et société, du Centre d'études ethniques de l'Université de Montréal, en témoigne. À titre de spécialiste du Proche-Orient, il faisait partie de la délégation québécoise et canadienne qui s'est rendue dans ce pays, du 4 au 15 janvier dernier, dans le cadre d'une mission d'observation humanitaire. Objectif: faire une enquête sur les conséquences de neuf ans de sanctions économiques et de bombardements sur la population irakienne.

Rappelons que les sanctions se poursuivent, tout comme les frappes aériennes, depuis la guerre du Golfe dans le but, dit-on, de forcer Saddam Hussein à se retirer du Koweït. Mais cette situation est critiquée par les hauts fonctionnaires de l'ONU et plusieurs organisations humanitaires internationales. Le pape Jean Paul II a lui aussi dénoncé cette politique en raison de ses effets sur la population civile.

Bâtiments de béton sans parapets et mares d'eau stagnante où flottent des ordures. "À cause des sanctions, on ne peut plus entretenir le réseau d'aqueducs, ni faire le traitement des eaux usées", rapporte Rachad Antonius.

La part de responsabilité du Canada
"Les sanctions économiques imposées à l'Irak par le Conseil de sécurité des Nations Unies sont responsables de la détérioration des conditions sanitaires et de la destruction des institutions civiles irakiennes. Ces sanctions constituent une violation des droits humains et elles doivent cesser immédiatement."

Tel est le message que tenait à livrer Rachad Antonius au retour de son séjour en Irak. Le chercheur d'origine égyptienne, arrivé au Québec en 1969, ne cache pas son intérêt pour les sociétés arabes. À cet intérêt se superpose toutefois un sentiment de responsabilité, signale-t-il.

"On a souvent reproché au régime irakien d'avoir utilisé du gaz moutarde à Halabja en 1988, tuant près de 5000 personnes. La situation actuelle, c'est Halabja répété 12 fois par an depuis neuf ans, lance Rachad Antonius. Et c'est notre gouvernement qui décide cela..." commente-t-il en faisant référence au fait que le gouvernement du Canada continue de donner son appui aux sanctions du Conseil de sécurité de l'ONU.

"Saddam Hussein est un dictateur, mais cela ne justifie en aucune façon la souffrance humaine causée par les sanctions. Nous ne sommes pas [les États-Unis et le Canada] en position morale de dire que nous défendons la démocratie. Nous avons aidé Saddam Hussein à rester au pouvoir quand cela faisait notre affaire et nous appuyons les violations de droits humains perpétrées par des pays tels que l'Arabie Saoudite et Israël. Du fait, nous jouons aujourd'hui un rôle important sur le plan des sanctions."

L'oeuvre des sanctions
Ne faut-il pas détruire ce régime? "Le régime n'est pas touché par les sanctions, décrète Rachad Antonius. Mais les conséquences sur la vie et la santé des individus sont dramatiques." L'embargo de l'ONU a destructuré l'économie et paralysé les institutions sociales irakiennes, indique-t-il. À preuve: M. Antonius montre un billet de 250 dinars irakiens. "Ce billet valait 800 dollars américains en 1991. Aujourd'hui, il vaut 12 cents!" Depuis la dévaluation de la monnaie, le pays est plongé dans un terrible état de dévastation.

"L'Irak était une société riche, qui avait du pétrole, un secteur agricole non négligeable, une main-d'oeuvre développée, un domaine artistique intéressant [mais contrôlé!] et un système de services sociaux [santé et éducation] enviable", fait valoir Rachad Antonius. C'était avant la guerre de 1991, bien sûr. Des années de sanctions, dont l'interdiction d'importer certains produits élémentaires, ont rendu ces services comparables à ceux des pays sous-développés.

Les conséquences de cette situation sont graves, déclare le chercheur. Les établissements et organismes n'ont plus les liquidités nécessaires pour procéder à l'entretien des équipements, notamment pour le traitement des eaux usées et la mise en place de mesures d'hygiène. Résultat? Des maladies infectieuses qui avaient disparu telles que la typhoïde, la malaria et la tuberculose sont réapparues.

"Les hôpitaux ne reçoivent pas les médicaments et antibiotiques de façon régulière et en quantité suffisante pour soigner correctement les patients", raconte M. Antonius. Autre scénario fréquent: les enfants sont traités, mais ils reboivent de l'eau polluée et tombent de nouveau malades. Après deux ou trois fois, les antibiotiques n'agissent plus... et ils meurent. "Plusieurs rapports de l'UNICEF, qu'on ne peut accuser d'être en faveur du régime irakien, corroborent ces faits", souligne Rachad Antonius.

On remarque aussi une incidence anormalement élevée de leucémies et autres types de cancer chez les enfants ainsi que des malformations congénitales multiples. Plusieurs experts attribuent ces maladies à l'uranium appauvri utilisé dans les bombes et les missiles. "Ce ne sont que des corrélations statistiques, mais toujours est-il que les médecins ont constaté une augmentation du nombre de cancers et de malformations congénitales trois à quatre ans après la guerre. Or, l'uranium appauvri aurait justement une période de latence de trois à quatre ans avant qu'il commence à affecter la santé des gens."

En dépit du manque de liberté d'expression politique et du discours démagogique des autorités, Rachad Antonius affirme que la délégation a réussi sa mission. "Tout au long du voyage, cette réalité a été présente à notre esprit, note-t-il. Nous sommes parvenus à visiter, sans nos guides désignés, des lieux en dehors des circuits officiels. Nous avons aussi longuement parlé avec des responsables d'hôpitaux et d'écoles, des représentants d'ONG européennes, des fonctionnaires du Programme humanitaire des Nations Unies et, enfin, avec plusieurs habitantes et habitants ordinaires."

La conclusion des membres de la délégation est unanime: les sanctions affectent surtout la population civile et ces sanctions sont responsables de la situation socioéconomique actuelle en Irak.

Formée à l'initiative du groupe Objection de conscience, la délégation était composée de huit autres observateurs du Québec et du Canada. À ce groupe s'étaient joints un représentant de Médecins sans frontières et deux journalistes, dont Pierre Foglia, de La Presse.

Dominique Nancy


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