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Le criminel en col blanc
s'en tire souvent impunément

Les magouilleurs ont en général la sympathie du public, constate le juge Dooms.

Le juge Jean-Luc Dooms, qui se décrit comme un ancien soixante-huitard, a choisi de s'attaquer à la criminalité économique. Il était récemment de passage à l'Université de Montréal.


"Je me demande s'il y a une réelle volonté politique de combattre la criminalité économique", laisse tomber dans un soupir le juge Jean-Luc Dooms, président du Tribunal de grande instance de Rodez, dans la région de Toulouse, en France.

La délinquance économique est coûteuse: 2% du produit intérieur brut, soit 136 milliards de francs annuellement. C'est une criminalité en plein essor, beaucoup plus commune que le vol à la tire, le trafic de drogue ou les voies de fait. Pourtant, le juge Dooms ne sent pas de volonté politique de lutter contre cette forme de criminalité, qui est l'apanage des cols blancs. Le magistrat est laissé à lui-même. Il ne possède pas d'ordinateur, n'a pas de secrétariat, et son bureau n'est pas plus grand qu'un "placard à balais".

C'est pourtant là que certains grands entrepreneurs de la région toulousaine se présentent. En hommes d'affaires pressés, ils exigent que l'audition ne traîne pas en longueur. Le téléphone cellulaire sonne, la secrétaire attend, des rendez-vous sont à l'agenda. "Un instant, répond le représentant de l'État, vous avez détourné un million de francs, on va prendre le temps de s'asseoir..."

Ainsi le magistrat illustre-t-il le paradoxal rapport qui lie un juge de première instance à une personne qu'on suspecte d'avoir commis un crime économique. "Quand une personne braque une banque et se sauve avec un million de dollars, elle peut passer 20 ans en prison. L'homme d'affaires qui détourne la même somme s'en tire souvent avec une peine symbolique. Pourtant, la gravité du crime est similaire."

Pire, rajoute le juge. En France, la population ressent une affection particulière pour les magouilleurs en col blanc. "L'opinion publique s'emporte contre l'agresseur d'enfants ou le voleur de sacs à main. Mais tout le monde est béat d'admiration devant un fraudeur qui a réussi à cacher au fisc une partie de sa fortune. C'est un type bien. On admire son intelligence, sa ruse."

Jean-Luc Dooms admet avoir senti cette bienveillance dans les salles d'audience où un fraudeur était à la barre. "Vous savez, les juges peuvent "sentir" la salle, tout comme des acteurs de théâtre. On le sait: les gens sont derrière nous dans les cas d'agressions sexuelles ou de crimes crapuleux. Dans les crimes économiques, c'est l'inverse!"

Les médias ont même accusé les juges d'avoir été des liquidateurs d'emplois, à une époque où la société en a grandement besoin. Leur zèle est perçu comme la volonté de pénaliser les gens qui créent des entreprises. D'où la particularité de cette forme de criminalité.

Invité par André Normandeau et Jean-Luc Bacher, de l'École de criminologie, Jean-Luc Dooms rencontrait, le 5 mai dernier, une classe d'étudiants en criminologie à laquelle s'étaient joints des agents de la Sûreté du Québec, de la Gendarmerie royale du Canada et du Service de police de la Communauté urbaine de Montréal. Actuellement, la criminalité économique ne fait l'objet d'aucune étude aux cycles supérieurs. Mais le séminaire-conférence a semblé intriguer la dizaine d'étudiants présents.

Le tout-économique
En plus de ses activités de magistrat (80% de son temps, précise-t-il), M. Dooms est professeur à la Faculté de droit de l'Université de Toulouse. Il porte donc un regard analytique sur la place de la criminalité économique dans la société occidentale moderne.

"Nous vivons un affaiblissement du pouvoir politique au profit du tout-économique. Les années 1980 ont amorcé ce virage et les années 1990 l'ont confirmé. Les idées sont absentes des débats politiques. Pourtant, la presse, la radio et la télévision en font tout un spectacle. Ce climat a mené à une crise de confiance des institutions publiques."

Les notions de citoyenneté, d'honnêteté et d'intégrité deviennent confuses. "N'ayant plus de repères, les gens adoptent des comportements déviants", dit M. Dooms, qui se défend d'être un réactionnaire. Au contraire, il se décrit comme un soixante-huitard.

Cette attitude touche toutes les classes sociales et tous les milieux. Le petit salarié qui cache au fisc une partie de ses revenus, l'homme d'affaires qui détourne des fonds et le maire qui privilégie ses amis dans l'obtention de contrats sont tous, aux yeux de M. Dooms, des délinquants économiques. Les exemples à l'appui ne manquent pas. Parmi les plus spectaculaires de l'actualité politique française figure la mise en cause du président de la République dans une affaire de conflit d'intérêts.

Quand il était maire de Paris, Jacques Chirac a autorisé une quarantaine d'employés municipaux à travailler à la campagne électorale du RPR qui lui a permis d'atteindre la présidence. Après une saga judiciaire qui a défrayé la chronique ce printemps, le président a été jugé inattaquable.

D'autres personnalités publiques se sont rendues coupables de gestes similaires. Michel Noir, ex-maire de Lyon, et Alain Carignon, maire de Grenoble, le politicien Alain Juppé et le journaliste-vedette Patrick Poivre d'Arvor ont trempé dans des affaires louches. Tous ont connu des sentences légères pour leurs gestes. M. Poivre d'Arvor, par exemple, anime toujours le journal télévisé du soir sur l'un des réseaux les plus écoutés de France. Dans la typologie de Jean-Luc Dooms, ce type de crime fait partie de la catégorie de la "prise illégale d'intérêts" où l'on retrouve aussi la corruption, l'abus de biens sociaux et la fraude fiscale.

Parfois, les fraudes ont lieu dans des entreprises fictives, le "régal de l'enquêteur", dit le juge Dooms. "Y a-t-il plus belle construction intellectuelle que la création d'une entreprise qui n'existe pas et qui fraude des milliers de personnes?" ironise le magistrat.

Il donne l'exemple d'une agence française qui avait son siège social, son site Internet, ses 37 agents (parfaitement honnêtes, car ils ignoraient tout de la fraude) et même son "service après-vente" de produits qui n'ont jamais été livrés. Avant de disparaître, le PDG de l'entreprise et son unique complice avaient fait 4000 victimes flouées de 110 millions de francs. L'opération a duré six mois.

Autre fascinante "construction intellectuelle": un litige fictif oppose deux personnes devant un juge. Celui-ci somme l'intimé de verser sans tarder une forte indemnité au plaignant. Ce qu'il fait sans hésiter, car le blanchiment d'argent est le but de l'opération...

M. Dooms signale que l'appât du gain peut parfois avoir des conséquences désastreuses. Une des causes les plus célèbres qu'il a eu à traiter est l'affaire des Thermes de Barbotan. Des négligences successives, fruit de la collusion entre un entrepreneur véreux et les autorités locales, ont mené au décès de 20 personnes dans un centre de santé. Dans ses sentences, le juge a été sévère, allant jusqu'à condamner le maire à un an de prison.

Mathieu-Robert Sauvé


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