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Deux ans chez les Algonquins!

Jacques Leroux a sauvé de l'oubli des légendes amérindiennes.

Jacques Leroux a passé deux ans dans un village algonquin. Il demeure actif auprès de la communauté en communiquant notamment par Internet avec des représentants de Kitcisakik.

Une légende amérindienne raconte qu'à l'époque où l'hiver durait toute l'année des chasseurs sont partis libérer les "oiseaux d'été", prisonniers des pays du Sud. Pendant l'opération, un libérateur a été atteint par une flèche. En montant au ciel, son âme s'est transformée en étoiles qui ont formé une constellation: la Grande Ourse.

Ce récit mythologique a été raconté, dans sa version algonquine, par Manie Michel, une vieille dame de Kitcisakik, village sans eau ni électricité à l'ouest du parc de La Vérendrye. Depuis, la vieille dame est morte, mais les documents de Jacques Leroux, étudiant au doctorat et chargé de cours au Département d'anthropologie, demeurent.

"Quand je suis parti, je comptais faire un "terrain" de cinq ou six mois, relate l'étudiant. Devant l'ampleur du travail, j'ai dû rallonger considérablement mon séjour."

Et pour cause. Afin de comprendre les traditions orales que ses interlocuteurs, unilingues, lui ont transmises, Jacques Leroux a dû lui-même maîtriser l'algonquin. Mais en bon universitaire, il a cherché à en comprendre les structures, la logique. Résultat: il rédige, parallèlement à ses travaux anthropologiques, une grammaire algonquine qui servira éventuellement à l'enseignement. "Les enfants de cette communauté sont en train de perdre leur langue. Je trouvais important qu'ils puissent avoir une façon de la retrouver."

L'étudiant a passé 21 mois chez les habitants de Kitcisakik.

Un "terrain" comme il ne s'en fait plus
Pour un anthropologue, rien ne vaut l'expérience vécue. Le récit de la vieille dame, par exemple, prend une nouvelle dimension quand on apprend que la Grande Ourse est plein nord d'avril à juin sous cette latitude. C'est la direction que doivent suivre les oiseaux d'été...

Des études sur le terrain aussi longues, il ne s'en fait plus. Dans les années 1930, l'anthropologie valorisait beaucoup ce type de démarche consistant à se laisser imprégner par la culture étudiée. Des chercheurs pénétraient en Amazonie ou dans certaines régions africaines pour en ressortir deux ou trois ans plus tard.

Lorsque Jacques Leroux a été présenté aux citoyens du village - "ils avaient sonné la cloche et tout le monde avait accouru!" relate-t-il -, son objectif était d'étudier les mythes et les rêves dans une société amérindienne. Son directeur de thèse, Rémi Savard, lui avait parlé de ce village de 340 âmes au bord du grand lac Victoria. Mais attention! avait prévenu le professeur. Si les chefs ont refusé de céder leur territoire en échange du statut de "réserve", Kitcisakik est aux prises avec des problèmes sociaux majeurs: alcoolisme, violence, agressions sexuelles.

En revanche, les avantages étaient nombreux pour l'étudiant. Relativement coupés du reste du monde, les habitants avaient gardé certains aspects d'une culture précolombienne devenue très rare. Kitcisakik serait donc son choix.

Un mois après son arrivée, Jacques Leroux est accueilli dans la famille d'Edmond Brazeau, qui héberge notamment la matriarche Manie Michel, reconnue pour sa mémoire et ses talents de conteuse. "Nous avons vécu dans des conditions misérables, je ne le cache pas, relate Jacques Leroux. J'ai compté jusqu'à 11 personnes dans cette cabane. Le matin, pour boire, il fallait souvent casser la glace sur le réservoir d'eau. Et le chauffage n'était assuré que par un feu de bois dans un bidon métallique renversé."

Malgré tout, le chercheur parvient à enregistrer avec son baladeur une partie des récits qui constituent la matière de son doctorat. Il part avec les hommes pour des séjours de chasse de trois à quatre semaines, trappe le castor, la martre, le vison, la loutre...

Un jour, le jeune homme se voit offrir une cabane inutilisée, sur une île non loin du village. L'été, il s'y rend en canot et l'hiver, en marchant sur la glace. C'est à cet endroit qu'il entame la transcription de ses enregistrements avec l'aide d'une jeune Indienne qui parle bien le français et l'algonquin, Hélène Michel. Signe qu'il est accepté, il trouve de la nourriture à sa porte certains jours.

"Dans cette maison, j'étais bien. Nous avons transcrit en algonquin et traduit en français une trentaine de récits. Certains font 3 ou 4 pages; d'autres en comptent 15. J'ai eu l'impression d'être un prospecteur qui récolte des diamants. C'est par les légendes qu'on perçoit l'imaginaire. Le mythe, c'est la pensée condensée. Les trois vieillards qui en ont témoigné sont les derniers de la communauté. La mort en a déjà emporté un."

Expérience troublante
L'immersion de Jacques Leroux a eu des conséquences sur sa perception de la culture. Alors qu'on craignait l'espion en lui - la question s'est posée, car les visiteurs ont parfois des objectifs de négociation territoriale -, c'est l'allié qui s'est révélé. Dix ans après son premier contact avec la communauté, il demeure en relation quasi quotidienne avec Kitcisakik, notamment au sujet de l'exploitation forestière. Le village possède depuis peu le téléphone et un télécopieur. Et des agents de développement communiquent avec lui par Internet à partir de Val d'Or.

"L'expérience a été intéressante mais aussi troublante. Sans m'en rendre compte, je suis devenu moi-même un peu algonquin. Ma personnalité s'est dissoute dans l'autre culture. Je m'en suis rendu compte au retour. Le mépris de certains pour les autochtones m'affecte beaucoup plus aujourd'hui."

Même vis-à-vis de ses collègues du Département d'anthropologie, Jacques Leroux a ressenti une gêne. "Par rapport aux chercheurs qui revenaient de Nouvelle-Guinée ou d'Amérique du Sud, j'avais honte de dire que je revenais de l'Abitibi."

Ce sentiment a disparu depuis. Même que l'histoire de Kitcisakik finit bien. Si l'on peut dire, car elle est loin d'être terminée.

"Les membres de la communauté se sont pris en main. Le chef, Donat Papatisse, et les femmes ont beaucoup fait pour régler les problèmes internes. Cela représente beaucoup d'espoir", dit Jacques Leroux. L'alcoolisme et la toxicomanie ont énormément diminué, l'inceste a été jugulé et la violence est désormais exceptionnelle.

Ironiquement, la justice blanche a eu son rôle à jouer. Une dizaine de jeunes criminels ont été emprisonnés et les personnes présentant des troubles de comportement ont reçu des soins appropriés. Dans ce village où l'on ne trouvait pas une jeune fille qui n'ait été agressée sexuellement, des pères repentants remercient aujourd'hui les personnes qui les ont envoyés derrière les barreaux.

Même l'intégration des enfants aux familles blanches de Val d'Or se déroule bien, explique l'anthropologue. Ils peuvent recevoir une éducation de qualité tout en gardant contact avec leurs origines puisqu'ils retournent dans leur village tous les mois. Ça, c'est en attendant de construire une école à Kitcisakik.

On y apprendra la langue algonquine grâce aux travaux de Jacques Leroux. Et les récits de Manie Michel retrouveront vie.

Mathieu-Robert Sauvé


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