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La mort vue par des anthropologues

Le virage ambulatoire ramènera les mourants à la maison.

Le virage ambulatoire entraînera au moins un effet bénéfique dans la population: en mourant à la maison, parmi leurs proches, plutôt que dans des chambres d'hôpital, les gens retrouveront une certaine dignité durant leurs derniers jours.

Voilà l'opinion de l'anthropologue de la santé Gilles Bibeau, qui livrait ses réflexions sur la mort "à l'ère technologique" dans le cadre du colloque annuel du Département d'anthropologie. Selon lui, les Occidentaux ont un peu trop remis leur vie entre les mains du personnel médical, ce qui donne lieu à un acharnement thérapeutique de routine et à une déshumanisation de la mort. Mais les problèmes de financement de notre système de santé changeront bientôt tout cela.

"En raccourcissant la durée des séjours à l'hôpital, en privilégiant les soins à domicile et en favorisant le transfert des personnes mourantes dans l'espace familial, les nouvelles politiques québécoises de la santé pourraient bientôt changer quelques-unes de nos pratiques entourant la mort, dit M. Bibeau. Celles des médecins et celles des administrateurs. Mais aussi, et surtout peut-être, celles de l'ensemble de la population."

Si plus de 80% des Québécois meurent en milieu hospitalier, cette proportion a tendance à diminuer avec le temps. Le médecin traitant respectera, par exemple, la volonté de son patient de ne pas être réanimé en cas d'arrêt cardiorespiratoire. Ou il acceptera sa demande d'être transféré à la maison si la médecine n'offre plus d'espoir de guérison. Par rapport aux années 1980, c'est déjà un changement majeur.

Évidemment, poursuit le professeur Bibeau, la mort demeure un phénomène occulté, avec lequel la majorité des gens est mal à l'aise. Le soulagement des souffrances par l'administration de médicaments appropriés demeure l'apanage des médecins. Et les soins à domicile sont encore trop peu développés (et sous-financés) pour permettre une réappropriation de la mort par le citoyen moyen. "Mais ça viendra", croit-il.

La mort, c'est sérieux
"La mort enlève tout sérieux à la vie", a écrit Paul Valéry. Ce n'est pas ce qu'on pouvait ressentir en assistant au cinquième colloque annuel qui était organisé pour la première fois par les étudiants du Département d'anthropologie le 4 mars dernier. Au contraire, les conférenciers revenaient de tous les coins du monde avec la même certitude: la mort, c'est sérieux.

En tout cas, la mort inspire depuis toujours les chantres et poètes de toutes les cultures. Elle a fait naître les rituels les plus divers. Bernard Bernier a fait une synthèse de ses représentations au Japon; Robert Crépeau a ramené des récits du Brésil méridional; Claude Chapdelaine, du Pérou; Kevin Tuite, de la Géorgie du nord-est; quant à John Leavitt, Claude Gélinas et Louise Paradis, ils ont analysé les rites disparus des anciens Grecs, des Incas et des Aztèques.

Plus près de nous, Paul Bergeron poursuit actuellement des études de doctorat sur les nécropoles et la crémation dans la région de l'Outaouais. Il essaie de trouver une explication anthropologique au fait que la crémation est largement préférée aujourd'hui à l'inhumation, alors qu'elle ne recueillait que 20% de la faveur populaire en 1970.

Le Père, le Fils et le carcajou
De son côté, Rémi Savard, un spécialiste très respecté de la culture amérindienne, est venu témoigner de la mort dans l'imaginaire autochtone. Il a présenté une fable en trois actes qui circulait encore récemment chez les Algonquiens et qu'il a lui-même recueillie durant les années 1960. Elle met en scène le kuekuatsheu - que les Français ont traduit par "carcajou" -, un mammifère des forêts boréales reconnu pour sa gloutonnerie et son invincibilité.

"Chaque civilisation a sa figure d'éternité, résume l'Indiana Jones du Nord. Dans la civilisation judéo-chrétienne, c'est Adam et Ève. Chez les Montagnais et les Cris, c'est Kuekuatsheu."

Dans le premier acte, le carcajou arrive au bord d'un lac qui regorge de gibier d'eau. Grâce à une ruse, il convainc les oiseaux de rivage de fermer les yeux pour danser au son de ses chants. Alors qu'ils sommeillent, le prédateur les empale tous et décide de faire une sieste avant de se mettre à table. C'est alors qu'il se fait voler sa viande par des chasseurs qui passaient par là.

Dans le deuxième acte, le carcajou s'est joint à des oies sauvages et plonge vers un groupe de chasseurs aperçu du haut des airs. Alors qu'il observe les humains, deux vieilles femmes viennent vers lui. Il les tue et les mange.

Dans le troisième acte, le carcajou est adopté par un groupe où une femme est particulièrement désirable. Il l'invite à s'asseoir devant lui pour consommer une pièce de caribou. En tirant sur un lambeau de viande, elle tombe à la renverse et le carcajou s'étend sur elle. Pour l'imaginaire autochtone, c'est la première relation sexuelle du monde.

Rémi Savard décrit cette fable - un grand classique, dit-il - comme une illustration de l'accès à la nourriture, de l'immortalité et du plaisir sexuel. Dans la première partie, le carcajou est le grand perdant d'une de ses ruses, alors que, dans les deux autres, il gagne sur les hommes haut la main. L'immortalité qui le caractérise lui permet même l'acte sexuel dépourvu de sa composante reproductrice.

La signification de cette allégorie est simple: à la suite d'un marché conclu avec les divinités, les hommes renoncent à l'immortalité à condition d'avoir accès à la nourriture.

Lors d'un passage à Ottawa il y a plusieurs années, l'anthropologue Claude Lévi-Strauss disait qu'il enviait ses collègues d'Amérique parce qu'ils peuvent étudier facilement les "petits-fils d'Homère". Il témoignait ainsi de l'immense intérêt que représente à ses yeux la mythologie amérindienne. C'est à ce travail que Rémi Savard s'est consacré.

Mathieu-Robert Sauvé


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