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L'écologie, trop complexe pour se passer des maths

Le biologiste Pierre Legendre publie une quatrième édition du livre Écologie numérique.

L'écologie numérique est devenue une discipline incontournable; elle est enseignée dans le cursus de biologie de toutes les universités. Au début des années 1970, les écologistes ont senti le besoin d'avoir recours à des méthodes statistiques puissantes pour analyser des bases de données complexes comportant des variables spatiales et temporelles. Le Québec a été un leader dans ce domaine et Pierre Legendre en est l'un des pionniers.

En 1971, Pierre Legendre est chercheur postdoctoral au Genetiska Institutionen, à la LundsUniversitet, en Suède. Il étudie les banques de chromosomes dans le domaine de la cytologie. Son parcours d'écologiste n'est pas classique. Il acquiert une solide formation en taxinomie, issue d'une maîtrise sur la systématique des poissons à l'Université McGill et d'un doctorat en biologie évolutive des plantes à l'Université du Colorado. Il s'intéresse aux méthodes d'analyse statistiques comme nouvelle approche de l'étude de l'évolution des espèces. Puis, il reçoit un appel de l'Université du Québec à Montréal, qui l'engage aussitôt dans son centre de recherche en sciences de l'environnement. Les défis sont de taille et correspondent bien à ses champs d'intérêt: appliquer les méthodes statistiques de la taxinomie numérique à des problématiques écologiques. En tant que chercheur, et plus tard comme directeur, il prend part à des études portant sur le fleuve Saint-Laurent ainsi qu'à un vaste programme de recherche pour la Société de développement de la baie James. À l'aide de données de cartographie du territoire de la baie James, recueillies pendant une campagne d'échantillonnage conduite par l'équipe de Michel Jurdant, Pierre Legendre crée l'une des premières grandes banques informatisées de données écologiques au Québec. Il travaille aussi sur les données d'inventaires écologiques du projet La Grande, soit les études préliminaires pour prévoir les impacts des développements hydroélectriques. Il s'agissait de prédire la répartition des espèces dans des lacs encore inexistants, que créeraient les barrages. "Ce vaste territoire a contribué à moderniser le travail plutôt descriptif des écologistes québécois, raconte Pierre Legendre. Nous étions forcés de répondre à des questions concrètes, de focaliser notre recherche. C'était aussi l'occasion d'essayer toutes sortes de méthodes d'analyse de données."

Une histoire de famille
En 1975, des collègues de l'Université Paris VI l'invitent à participer à un séminaire de mathématiques appliquées à l'océanographie biologique. Au nombre des invités, il retrouve son frère, Louis Legendre, professeur d'océanographie à l'Université Laval (lauréat du prix Marie-Victorin 1998), qu'il avait perdu de vue. Étant donné la convergence de leurs champs d'intérêt, ils décident d'écrire un livre ensemble. "C'est ainsi qu'un soir, dans un restaurant de Villefranche-sur-Mer, nous avons rédigé une première table des matières, la même que nous avons suivie pour la rédaction de la première édition de notre manuel", se rappelle le chercheur. Écologie numérique était le premier ouvrage à relier l'écologie et les méthodes d'analyse de données. "Ce manuel a d'abord été écrit pour nous-mêmes, comme outil de travail, avoue Pierre Legendre. La meilleure façon de comprendre la complexité des choses est de l'écrire; on voit alors tout ce qu'on ne comprend pas et cela incite à se poser les bonnes questions." La démarche comprend trois composantes fondamentales: la question que se pose l'écologiste, la nature des données qu'on veut traiter et les méthodes à choisir pour répondre à la problématique de départ. L'ouvrage fut d'abord écrit en français pour servir à l'enseignement, ici et en France. Mais les auteurs se sont vite aperçus de la nécessité d'une traduction; la première version anglaise paraît en 1983. L'écologie numérique est un domaine en constante évolution. Entre l'édition de 1998 et la première en français, datant de 1979, le contenu a plus que doublé.

Échanges internationaux
Les recherches de Pierre Legendre tournent autour de deux pôles: l'écologie et l'analyse de données. Il essaie de comprendre comment se répartissent les organismes vivants selon différentes échelles spatiales. À l'Université de Montréal, il est directeur scientifique du Groupe de recherche interuniversitaire en limnologie. La collaboration avec des équipes qui entreprennent des campagnes d'échantillonnage lui permet de récolter de grandes quantités de données à analyser.

Son laboratoire est perpétuellement en mouvement, il dirige régulièrement le travail d'étudiants au doctorat, dont plusieurs cotutelles avec la France. Pierre Legendre enseigne la biostatistique au baccalauréat et aux cycles supérieurs. Il souligne l'importance d'être chercheur afin de fournir un enseignement moderne. Mais son expertise en statistique ne sert pas qu'à ses propres étudiants puisqu'il est aussi conseiller en analyse numérique au Département de biologie. Toujours soucieux de faire avancer les connaissances dans le domaine, il préconise l'échange scientifique. Il entretient de nombreuses collaborations de l'Europe à l'Australie et il accueille régulièrement des chercheurs postdoctoraux dans son laboratoire. Il préfère des stagiaires au profil différent du sien plutôt que des copies conformes de lui-même. Ceux-ci amènent un nouveau regard sur ses problématiques de recherche et en tirent une expérience unique.

Comme une PME
Sa conception du fonctionnement des études supérieures est tout à fait originale. Selon lui, le laboratoire, qui constitue la structure d'accueil par excellence pour les étu-diants de deuxième et de troisième cycle, fonctionne comme une mini-entreprise. Un petit nombre de personnes sont choisies pour leur rôle, mais surtout pour leur enthousiasme et chacun doit contribuer à son fonctionnement. Par contre, contrairement aux entreprises traditionnelles, le but de celle-ci est de se débarrasser le plus vite possible de ses employés puisque ceux-ci doivent terminer leurs études. Les standards de qualité de l'entreprise se reflètent dans la publication d'articles, qui constituent aussi une forme de publicité pour l'obtention de nouvelles subventions et pour permettre à la roue de continuer à tourner. Le laboratoire de l'équipe de Pierre Legendre offre aussi des produits dérivés de son travail, toujours par souci de faire avancer la science avec des moyens novateurs. Son site Internet comporte des jeux de données écologiques et des programmes, disponibles pour les pairs qui voudraient les utiliser. Bientôt sera aussi accessible sur le site un lexique français-anglais des termes de l'écologie numérique.

Au début de sa carrière, Pierre Legendre avait le projet d'utiliser les méthodes numériques pour établir la systématique des cyprinidés (ménés), un travail inspiré par celui de son père, Vianney Legendre, biologiste au ministère de la Faune du Québec et professeur à l'Université de Montréal dans les années 1950. Depuis ce temps, son parcours s'est grandement élargi puisqu'il est maintenant reconnu comme une autorité tant pour ses travaux écologiques que pour ses contributions à la statistique et à l'analyse de données. Ses travaux ont été récompensés par l'attribution du prix Michel-Jurdant (sciences de l'environnement) de l'ACFAS en 1986, du Distinguished Statistical Ecologist Award de l'International Congress of Ecology (1994), de la médaille Romanowski (sciences de l'environnement) de la Société royale du Canada en 1995 et d'une bourse Killiam du Conseil des arts du Canada (1989-1991). Ses recherches s'inscrivent dans une démarche qui a permis à l'écologie de progresser en tant que science exacte, de répondre à des problématiques environnementales concrètes et, grâce au langage mathématique, de s'ouvrir à d'autres disciplines.

Emmanuelle Bergeron
Collaboration spéciale


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