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Le pavé dans le bénitier

Le théologien Eugen Drewermann s'entretient avec des professeurs et des étudiants.

Eugen Drewermann

Eugen Drewermann est-il de la trempe des grands penseurs de l'Église ou tout simplement un emmerdeur? "Un peu des deux", répond un professeur de la Faculté de théologie avant de rencontrer le théologien et psychanalyste allemand de passage à Montréal le 22 octobre dernier. "En tout cas, reprend sa voisine, il pose tout haut des questions que l'on se pose tout bas."

C'est que l'auteur des Fonctionnaires de Dieu, ce "pavé dans le bénitier" comme l'a qualifié un journaliste de Montréal (250 000 exemplaires vendus à sa sortie en 1993), est, tout comme Voltaire, Diderot et d'autres, trop pertinent pour être simplement ignoré, mais trop critique pour être toléré. L'Église lui a d'ailleurs retiré son autorisation canonique d'enseigner la théologie et l'histoire des religions ainsi que son droit de prêcher et de pratiquer le sacerdoce. Depuis, l'homme de 57 ans vit dans une "habitation à loyer modique" à Padenborn et verse ses droits d'auteur à une maison d'hébergement pour femmes séropositives à Sao Paulo.

Possédant deux formations à priori inconciliables (psychanalyse et théologie), M. Drewermann pose depuis 35 ans un regard neuf sur la foi et sur le clergé. Il parle de façon poétique de l'une ("la religion est la source qui coule au coeur de l'homme; tout ce qui est extérieur lui échappe") et de façon sévère de l'autre: Église et armée sont à ses yeux patriarcales et hiérarchisées, et ont à leur tête des monarques réputés infaillibles: le général pour la première, le pape pour la seconde... Mais il a prouvé qu'un homme pouvait s'inspirer autant de Freud que de Jésus.

L'arrivée du personnage dans le salon des professeurs avait un caractère à la fois solennel et chaleureux. À la Faculté, pas moins de cinq étudiants aux cycles supérieurs rédigent actuellement un mémoire ou une thèse sur son oeuvre. Une quinzaine de membres de la Faculté étaient au rendez-vous et ses propos (M. Drewermann ne parle pas français) étaient traduits simultanément et de façon fort habile par le professeur Jean-Claude Petit.

 

Bâillonner les curés

"On a le droit de donner la communion à une femme divorcée. Mais on n'a pas le droit de le dire ou de l'écrire", dénonce d'entrée de jeu le théologien. Cette idée résume bien son ouvrage le plus connu, Les fonctionnaires de Dieu, qui déplore l'étouffement du libre arbitre des prêtres à l'intérieur de l'institution. Les "fonctionnaires", ce sont les prêtres, curés et autres acteurs de l'Église qui doivent appliquer les dogmes édictés par les évêques plutôt que de réfléchir à leurs contradictions.

"On n'accepte aucune question nouvelle, mais on donne des réponses qui datent de 2000 ans, moment où le livre a été révélé. Ce sont les évêques qui connaissent cette révélation et la transmettent de haut en bas, vers le croyant."

La Bible est pourtant un témoignage de foi qu'il tient en haute estime. Ce témoignage ne doit pas être abordé d'un angle anthropologique ou historique. Les récits de Noël, qui feront de nouveau l'objet, dans quelques semaines, d'interprétations fantaisistes et "inédites", doivent par exemple être lus comme des allégories sur les mystères de la naissance.

"Les millions de lecteurs allemands apprendront d'ici peu que les bergers n'ont pas entendu d'anges, que Jésus n'est pas né à Bethléem en l'an 0 et l'on rendra publique une nouvelle théorie sur l'étoile des Mages... Moi, à travers la cohue, je m'efforcerai de démontrer que les mythes, légendes et contes de fées ont une vérité propre. Les récits de Noël, pour moi, sont 'vrais'. Ils m'interpellent sur la symbolique de la naissance virginale, sur la naissance d'un 'roi', sur le chant des anges dans la nuit, sur l'image d'une étoile qui brille au-dessus d'un berceau. Je suis préoccupé par une syntèse entre le mystique et la rationalité. On peut penser aux deux d'une manière très intense."

Quand Eugen Drewermann s'est rendu sur les bords du Gange, il a vu avec émotion des centaines de femmes procéder à leur rituel de purification. Un rituel qui date de cinq millénaires. "Tout ce que la religion catholique a gardé de cela, c'est un bénitier à l'entrée du temple, le plus souvent à sec..."

 

Théologie appliquée

Pour Daniel Camirand, qui rédige actuellement un mémoire sur la relation d'Eugen Drewermann avec l'autorité, cette rencontre revêtait un caractère particulier. M. Drewermann a longuement répondu à une question du jeune homme en commençant avec l'affirmation suivante: "Toute loi tue." Cela, a-t-il précisé, ne signifie pas que l'homme n'a pas besoin de structures. "Jésus avait une autorité. C'était sa bonté. Quand un homme écoute sa femme, c'est souvent parce qu'il l'aime, pas à cause de son autorité!"

"Je suis satisfait mais pas surpris, a dit l'étudiant à l'issue de la conférence. Je constate qu'il est cohérent avec lui-même."

Une autre question "à développement" a été posée par un étudiant: quelle sera la religion de l'avenir? "Ce sera une religion qui répondra à trois conditions, a répondu le théologien. Elle devra d'abord inclure la dimension psychologique. Quand les hommes et les femmes que je reçois en consultation parlent de Dieu, ils en viennent tôt ou tard à parler de leur père ou de leur mère... Cela m'attriste beaucoup. Deuxièmement, la religion de l'avenir devra être écologiquement intégratrice. C'est une exigence de l'époque moderne depuis Darwin. La religion et l'éthique sont anthropocentriques. Enfin, la religion de l'avenir sera interculturelle. Actuellement, pour devenir chrétien, il faut d'abord devenir occidental."

À une question de Forum (la théologie a-t-elle sa place dans une université neutre?), le penseur a répondu par une fable. "Imaginez un homme qui rencontre une femme en Chine. Trois mois après son retour, il reçoit une lettre de sa Chinoise. Il ne comprend rien à cette lettre, mais il est fou de joie. 'Elle pense à moi', se dit-il. Puis, il décide d'apprendre le chinois afin de correspondre avec elle. Après quelques années, la correspondance se tarit, mais son amour de la Chine demeure et il soutient une thèse sur le lyrisme de la dynastie Ming. L'Université fait de lui un sinologue réputé. Avec une émotion à peine contenue, il transmet sa flamme à ses étudiants d'une grande université occidentale. Il en vient presque à oublier l'origine de son orientation. De toute façon, pourquoi aller en Chine? Plus personne dans ce pays ne parle la langue de la dynastie Ming. D'amant, cet homme est devenu un universitaire."

S'il faut en croire cette allégorie, l'université est née d'une initiative religieuse et elle a beaucoup progressé grâce aux études théologiques. Mais depuis longtemps, son évolution n'est plus liée à l'Église. "Pour ma part, j'ai choisi d'être chargé de cours à l'université, mais j'ai renoncé à une carrière universitaire."

Un premier voyage au Canada qui laissera des traces...

Mathieu-Robert Sauvé


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