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Après la qualité totale et la norme ISO, le cynisme et la dérision...

Gérard Ouimet étudie la chute de confiance à l'égard des entreprises et des institutions

Gérard Ouimet

Vingt-cinq ans après l'euphorie des grands projets hydroélectriques, qui oserait reprendre le slogan publicitaire "Je suis hydro-québécois"? Autrefois fierté nationale, la société d'État a glissé au bas de l'échelle dans l'opinion publique. Son nom est désormais associé à l'Ordre du temple solaire, aux conférences du Saint-Graal et à des magouilles pas très catholiques comme l'affaire M3I, où des administrateurs s'en seraient mis plein les poches.

"Autrefois, les barrages étaient nos 'cathédrales de béton', rappelle Gérard Ouimet, professeur à l'École des Hautes Études Commerciales. Cela a bien changé. Hydro-Québec, c'est désormais le géant aux pieds d'argile. On en parle avec suspicion, avec un humour caustique, caricatural. C'est du cynisme, quoi."

Mince consolation, la société d'État n'est pas une exception. Une recherche menée sur 20 ans par les sociologues américains Mirvis et Canter a révélé que le degré de confiance exprimé par les employés envers leurs employeurs était passé de 80% dans les années 1970 à moins de 10% dans les années 1990. Un désabusement généralisé.

"Comment peut-il en être autrement quand les sept banques du Canada battent des records pour ce qui est des profits mais continuent de 'rationaliser' et mettent à pied des milliers de personnes? Faire plus avec moins, cela signifie pour elles faire plus d'argent avec moins de main-d'oeuvre", dénonce ce professeur titulaire d'un baccalauréat et d'une maîtrise en psychologie, d'un doctorat ès sciences politiques et d'un certificat en philosophie. Et qui travaille dans une école de gestion...

 

Deux formes de cynisme

Le cynisme ("qui brave [..] brutalement les principes moraux et les conventions sociales", Petit Larousse illustré) dans les entreprises est l'objet d'étude de Gérard Ouimet. C'est un sujet de recherche peu courant: à peine une vingtaine d'études ont porté sur ce thème de par le monde. Mais c'est une valeur en hausse, dirait un actionnaire.

"Il y a deux types de cynisme, résume M. Ouimet. Le premier type attaque comme un lion, veut faire mal à la manière du marquis de Sade. Le second type est plus reptilien. Il est davantage un moyen de défense. On est cynique pour ne pas pleurer. C'est de ce type qu'il s'agit ici. La dérision, l'humour caustique, l'impertinence deviennent des réponses à des situations absurdes comme l'annonce de compressions draconiennes dans des entreprises qui font des profits mirobolants."

M. Ouimet a donc entrepris une démarche d'"anthropologie sociale" et rencontrera une trentaine d'employés de trois grandes firmes du secteur tertiaire touchées par des mesures de rationalisation. Par le biais d'entrevues individuelles qui peuvent durer jusqu'à deux heures, le chercheur veut analyser le discours du salarié à l'égard de l'entreprise qui l'embauche.

"Je n'ai pas encore entamé l'analyse, car c'est un travail de longue haleine, mais j'ai remarqué que la motivation a changé de forme. Aujourd'hui, les gens semblent avoir perdu espoir. La notion de défi a disparu. On n'entend pas les patrons dire: 'Lâchez pas; c'est difficile mais d'ici deux ans ça ira mieux.' Ce genre d'approche - qui motive au lieu de décourager - n'existe plus. Il n'y a pas de direction. Les employés précaires sont laissés à eux-mêmes. Et quand on n'en a plus besoin, on les met à la porte."

 

Changement d'ère

Il semble que l'on ait assisté en douce à un renversement des valeurs. "Mes étudiants sont toujours surpris quand je leur dis que le plein emploi régnait ici dans les années 1960. Il n'y avait rien de trop beau pour l'homme: prendre la terre du métro pour en faire l'île Sainte-Hélène, aller sur la lune. Il n'y avait rien de trop idéaliste."

Aujourd'hui, des forêts surexploitées ressemblent à de vrais déserts et les bancs de morues ont disparu des océans. Pas étonnant que le pragmatisme ait remplacé l'idéalisme triomphant. Mais peut-être y a-t-il aussi un effet de générations.

Le professeur Ouimet a mené l'an dernier une étude comparative entre deux générations sur les motivations à poursuivre des études universitaires. Résultat: "Alors que les baby-boomers (35-44 ans) considèrent que ce qui les pousse à terminer un programme d'études réside dans la possibilité d'enrichir leurs connaissances et de relever de nouveaux défis [...], les baby-busters (18-34 ans) reconnaissent plutôt en l'école un tremplin vers l'amélioration de leurs conditions matérielles d'existence."

Cette observation n'est pas très éloignée de celles sur le cynisme croissant. "L'idéalisme d'autrefois a été remplacé par le cynisme. Si la tendance se maintient, comme on dit, ce n'est pas prêt de changer."

Le cynisme en tant que "moyen de défense" témoigne donc d'un profond malaise à l'égard des institutions. Mais pour qu'un véritable changement s'engage, l'être humain doit "expérimenter le manque ou la souffrance", selon le chercheur. Or, si la pauvreté augmente sensiblement de jour en jour, la société québécoise est loin d'être au bord de l'abîme. Les chariots du Club Price ressemblent à de véritables conteneurs; des voitures rutilantes parcourent notre réseau routier et notre système de santé est encore très apte à nous assurer de bonnes conditions de vie. Il y a bien sûr des souffrances individuelles mais pas de grandes menaces collectives.

L'approche psycho-philo-anthropologique de M. Ouimet est certes originale, mais a-t-elle sa place dans une école de gestion? "Cela vous paraît peut-être paradoxal, mais l'engouement pour les sciences humaines est très à la mode actuellement dans les écoles d'administration."

L'approche PODC (planifier, organiser, diriger, contrôler) n'a plus sa place aujourd'hui, estime-t-il. Un Canadien sur 10 souffrira d'une maladie mentale au cours de sa vie; des immigrants arrivent de tous les coins du monde pour s'intégrer dans le marché du travail; le chômage est endémique et les cas d'épuisements professionnels n'ont jamais été si nombreux. "Comment pouvez-vous gérer tout cela si vous ne possédez pas de rudiments en anthropologie ou en psychologie? On ne peut pas gérer le monde présent avec des recettes d'hier."

Mathieu-Robert Sauvé


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