[page U de M][Accueil Forum][En bref][Calendrier][Vient de paraitre][Etudiants][Opinions]


Les Patriotes ont été «achetés»!

Selon Stéphane Kelly, Londres a corrompu les leaders francophones.

Les Canadiens français forment «un peuple sans histoire et sans littérature», disait lord Durham dans son célèbre rapport qui préconisait leur assimilation à la culture anglo-saxonne. Derrière cette affirmation qui a fait couler beaucoup d'encre se trouve une politique qui est bien moins connue et bien plus machiavélique. Elle consistait à corrompre les leaders patriotes de l'époque pour en faire des alliés de la couronne britannique. Au cours de ses recherches de doctorat, le sociologue Stéphane Kelly s'est étonné de l'ampleur de cette corruption.

«Cette politique devait, selon le mot de lord Durham, faire miroiter les gratifications de la "petite loterie coloniale" aux chefs patriotes, écrit-il dans sa thèse qui vient d'être publiée chez Boréal. Cette petite loterie est un système de distribution des faveurs qui vise à gagner l'adhésion du rebelle et à en faire un parvenu - c'est-à-dire un membre de la minorité qui sacrifie les intérêts de celle-ci à ses intérêts personnels.»

Des noms? George-Étienne Cartier, Étienne Parent, Étienne-Pascal Taché, Louis-Hippolyte Lafontaine, Narcisse Belleau et Jean-Charles Chapais. Ils acclament Papineau en 1837, mais la postérité les retiendra comme des monarchistes convaincus. Certains figureront même parmi les pères de la Confédération en 1867. «Dans ma thèse, explique Stéphane Kelly en entrevue à Forum, je m'applique à retracer le cheminement de trois de ces personnes: Cartier, Taché et Belleau.»

Que s'est-il passé durant ces trois décennies? Difficile à dire, car la majorité des livres traitant de cette époque ne portaient pas sur les pères francophones de la Confédération. Pire: les rares Québécois à avoir étudié cette époque sont complètement ignorés dans cinq des ouvrages majeurs sur 1867. Résultat: la plus grande partie de l'historiographie sur 1867 est constituée d'études canadiennes-anglaises traduites.

Loyaliste ou républicain?

Au siècle dernier, deux idées s'opposaient partout en Amérique, signale le jeune auteur. On était loyaliste ou républicain. À la suite de la déclaration d'indépendance des États-Unis, un certain idéal démocratique fut partagé par un bon nombre d'habitants du Bas-Canada. L'objectif de rejeter l'autorité britannique mènera aux rébellions de 1837 et 1838. Mais, à la différence de 1776, ce sont les loyalistes qui vaincront.

«La défaite de la résistance a peu à voir avec l'attitude du clergé: d'une part, le peuple est peu religieux durant les années 1830, d'autre part, le clergé est ambivalent, hésitant, à la remorque des événements. Les causes de la défaite se trouvent ailleurs, dans l'alliance aristocratique entre deux figures qui bénéficient de privilèges accordés par la Couronne: le bureaucrate anglais et le parvenu», écrit Stéphane Kelly.

Ainsi, deux anciens rebelles, Étienne Parent et Louis-Hippolyte Lafontaine, dénonceront la résistance face à l'Acte d'union, pourtant impopulaire dans la population. Cela leur vaudra des cadeaux divers de la part de la Couronne. Par la suite, Lafontaine gravira tous les échelons jusqu'au sommet du gouvernement.

Mais cette collaboration entre Londres et les leaders canadiens afin de mater les velléités démocratiques n'aurait pas pu se faire sans la participation de la base, ce qui confirme une thèse d'Anna Harendt citée dans l'ouvrage. «La collaboration d'une petite nation, écrivait-elle, se fonde symboliquement sur les figures du paria, du rebelle et du parvenu. Dans le contexte du Canada de l'époque, explique Stéphane Kelly, je désigne par "paria" l'habitant canadien. Ce dernier apparaît comme un misérable, un pauvre. Je désigne par "parvenu" le bourgeois, le nouveau riche qui pense devoir mépriser sa culture d'origine pour s'en affranchir.»

Suite du postdoctorat

Ce qui distingue le travail d'historien que l'ancien membre du comité de rédaction de la revue Possibles a mené sur cette époque, c'est son approche sociologique. «La sociologie historique revient à la mode depuis une quinzaine d'années, dit-il. C'est une bonne chose, je crois, car les sciences humaines ont eu tendance à se surspécialiser. Les sociologues Fernand Dumont, Marcel Rioux et Hubert Guindon ont également fait des recherches historiques.»

Le jeune auteur, qui a beaucoup retravaillé sa thèse après l'avoir déposée, y retranchant notamment plus de 200 pages, a reçu deux réponses positives d'éditeurs. Il a arrêté son choix sur la maison Boréal.

Comme une bonne nouvelle n'arrive jamais seule, une demande de bourse postdoctorale reconduite depuis quatre ans au Conseil de recherches en sciences humaines a été acceptée. «L'automne prochain, je pars étudier à l'École des hautes études sociales, à Paris, pour deux ans. Je m'intéresse à l'émergence de la démocratie civique au Canada français entre 1867 et la Première Guerre mondiale. Une époque peu connue.»

Ce que le chercheur entend démontrer, c'est que la démocratie civique avait certaines vertus. «On présente souvent cette époque comme une période dominée par les clercs, peu démocratique. Je n'en suis pas certain. Je crois que la démocratie civique était d'une certaine façon plus proche des gens que la démocratie d'aujourd'hui, où ce sont les groupes de pression qui défendent les droits individuels. À mon avis, les citoyens participaient beaucoup aux décisions de leur communauté immédiate à cette époque. On a gagné sur certains points, perdu sur d'autres.»

Le jeune chercheur, qui n'a jamais mis les pieds en Europe, sera rattaché à l'institut Raymond-Aron, où il assistera à des séminaires donnés par certains des plus grands penseurs de l'heure.

Mathieu-Robert Sauvé

Stéphane Kelly, La Petite Loterie, Montréal, Boréal, 1997, 288 pages, 27,95 $.


[page U de M][Accueil Forum][En bref][Calendrier][Vient de paraitre][Etudiants][Opinions]