[page U de M][Accueil Forum][En bref][Calendrier][Vient de paraitre][Etudiants][Opinions]


2 millions de plus pour la réalisation
d'un dictionnaire bilingue canadien

Cinq ans de travail pour André Clas et Monique Cormier.

Le mot bathtub, qui signifie «baignoire» en français de l'Académie, est traduit au Canada français par «bain», tout simplement. «Comme dans "laver le bain", illustre le linguiste André Clas, du Département de linguistique et de traduction. Aucun Franco-Français ne dira une chose pareille. C'est pourtant une expression courante au Québec. Notre dictionnaire tiendra compte de cet usage.»

En collaboration avec la traductrice Monique Cormier, du même département, il pilote la partie anglais-français d'un imposant projet de dictionnaire canadien bilingue entamé en 1994 et qui vient de recevoir un budget supplémentaire de 2,1 millions de dollars sur cinq ans. L'Université d'Ottawa assure la partie français-anglais et l'Université Laval se penche sur les québécismes. En tout, quelque 20 000 mots ont déjà été étudiés, traduits, indexés, sur un total de 100 000.

«Nous sommes l'un des seuls pays à ne pas posséder un dictionnaire intégrant nos usages, explique Mme Cormier. On trouve des dictionnaires de l'anglais australien, de l'anglais américain, mais aucun dictionnaire bilingue canadien. C'est quand même étrange pour un pays officiellement bilingue.»

Destiné aux traducteurs, aux linguistes et aux gens qui désirent connaître le sens justifié par l'usage des mots courants, ce dictionnaire reprend, par la force des choses, l'ensemble du vocabulaire reconnu par l'Académie française mais ajoute celui du terroir. Sous le mot «bain» déjà évoqué, on trouverait les lettres CF entre parenthèses. À «baignoire», les lettres FR. Mais cela va plus loin. Nos concitoyens emploient le mot bathtub gin qui devient, en français, «alcool frelaté». Le québécisme est «bagosse». Tout cela doit figurer dans l'article.

«Nous serons forcés, dans certains cas, d'ajouter plus de détails afin d'informer adéquatement le lecteur, ajoute M. Clas. La difficulté, notamment avec les jurons, sera de choisir les bonnes indications. Le juron "Christ", par exemple, est-il "vulgaire" ou "familier"?»

Une base de données inédite

Au point de départ, tous les mots ont la même valeur pour un lexicographe. Mais quand on doit consigner les mots d'une langue dans un ouvrage, l'interprétation joue un rôle non négligeable. «Il y a des différences linguistiques notables entre les hommes et les femmes, note

Mme Cormier. Particulièrement en ce qui concerne les jurons. Si l'équipe est majoritairement masculine, cela paraît. Les femmes sont en général plus sévères.»

La pitoyable aventure du Dictionnaire québécois d'aujourd'hui, lancé il y a quelques années par Le Robert, est probablement due à de mauvais choix de mots, estiment les chercheurs. Pour leur ouvrage, ils ont cherché par tous les moyens à éviter ce piège. Une base de données baptisée TEXTUM a été créée; elle réunit les textes parus depuis 1990 dans plusieurs quotidiens (La Presse, Le Devoir, The Gazette, The Toronto Star, The Vancouver Sun, Le Monde et L'Ouest) et l'intégrale des oeuvres de la maison d'édition Leméac. En tout: 305 millions de mots.

Cet outil est innovateur, car, jusqu'ici, les dictionnaires étaient écrits un peu instinctivement, en s'appuyant sur la mémoire de leurs auteurs et sur le contenu de leurs ouvrages de référence.

En tout cas, on ne pourra pas reprocher aux lexicographes de cautionner des mots peu courants. En un tour de main, grâce à leur logiciel de navigation très efficace à travers TEXTUM, ils font apparaître les centaines d'occurrences du terme, la phrase où il s'intègre et la source. Comme dans une langue vivante, c'est en quelque sorte l'usage qui fait la règle.

La formation d'étudiants

Pour les 11 étudiants du Département qui font partie de l'équipe, tous de deuxième ou de troisième cycle, ce projet de recherche a deux atouts: il permet d'acquérir une expérience tout en constituant une source de revenu. Chaque assistant de recherche travaille ainsi de 10 à 15 heures par semaine à un tarif horaire de 10 $. «L'été, paradoxalement, c'est notre grosse saison de production», ajoute M. Clas, qui estime le coût d'un dictionnaire à quelque 15 millions.

En outre, cette équipe d'étudiants met actuellement sur pied un colloque sur la lexicographie qui aura lieu durant le congrès de l'ACFAS, au printemps prochain.

Dans l'évaluation que des pairs ont réalisée pour le Conseil de recherches en sciences humaines, cet aspect formateur méritait plusieurs éloges. «Le comité a été impressionné par l'excellence de l'équipe de recherche en ce qui concerne la formation des étudiants», écrivaient-ils avant d'approuver le financement de la seconde phase du projet.

L'idée originale de ce dictionnaire, qui ne verra pas le jour avant le prochain siècle (et dont le support papier ne sera qu'un des moyens de diffusion), ne date pas d'hier.

C'est à un professeur de l'Université de Montréal, Jean-Paul Vinay, qu'appartient la première tentative, en 1965, de réaliser un tel ouvrage. Cette initiative n'a pas fait long feu, et l'idée a été reprise par André Clas au début des années 1980. Après avoir financé un an de travaux, le Conseil de recherches en sciences humaines modifie sa politique. Pas question de financer un dictionnaire. Pas assez «universitaire»... Après deux tentatives infructueuses pour revenir à la charge, André Clas abandonne. Il faudra attendre 1988 pour que Roda Roberts, de l'Université d'Ottawa, tente sa chance et obtienne, à l'étonnement de tous, une importante subvention pour lancer le projet actuellement en cours.

Mathieu-Robert Sauvé


[page U de M][Accueil Forum][En bref][Calendrier][Vient de paraitre][Etudiants][Opinions]