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La lettre dans tous ses états

Benoît Melançon étudie le genre épistolaire, du Moyen âge au courrier électronique.

«Adieu, mon amie. Vous baiserez au bout de cette ligne car j'y aurai baisé aussi, là. Adieu.»

Il ne viendrait à personne l'idée de demander à un correspondant électronique ce que Diderot demandait à Sophie Vollant le 31 août 1760, comme le mentionne Benoît Melançon, professeur au Département d'études françaises, dans un petit livre qui vient de paraître aux Éditions Fides: Sevigne@Internet. «Les larmes ou les gouttes de parfum versées sur le clavier ne sont recommandées par aucun fabricant», poursuit l'auteur, et «l'on ne connaît pas d'exemple de portatifs déchirés en petits morceaux, puis confiés au vent ou à la rivière».

Bref, le courrier électronique, c'est bien fin, mais ça n'a pas le charme des enveloppes cachetées que l'on porte sur son coeur ou que l'on hume avant d'ouvrir.

Sans afficher une mélancolie du temps où la lettre était le seul moyen de communication interurbaine disponible, M. Melançon estime que l'échange épistolaire a une place unique et irremplaçable. «J'utilise le courrier électronique chaque jour, mentionne le professeur. Je le trouve utile, efficace, rapide. Mais nous n'écrivons pas les mêmes choses que lorsque nous utilisons une feuille de papier et un crayon.»

Un genre littéraire universel

La lettre, c'est la seule forme littéraire que chacun d'entre nous a utilisée au moins une fois dans sa vie. C'est aussi la forme littéraire la moins étudiée dans les départements universitaires. Après avoir rédigé une brillante thèse sur l'oeuvre épistolaire de Denis Diderot - qui, publiée, a figuré parmi les ouvrages finalistes du Prix du Gouverneur général -, le jeune professeur a animé durant plusieurs années le séminaire Sociopoétique de l'épistolaire.

«Je demandais aux étudiants d'apporter un texte à étudier. Ça pouvait être une lettre au lecteur, une lettre d'amour d'un auteur célèbre ou de n'importe qui. Nous en sommes vite venus à nous interroger sur le courrier électronique.»

On entend beaucoup dire que le courrier électronique va relancer la lettre. D'autres disent qu'il va, au contraire, la faire disparaître. «Ce sont deux faussetés», estime le chercheur. Il y a certes des originalités propres à cette forme de communication, mais elle ne menace pas la bonne vieille lettre.

«Ce courrier peut être un nouveau lieu de création littéraire et un nouveau thème mais [...] pas une nouvelle forme de l'épistolaire, écrit-il dans Sevigne@Internet. Au contraire, c'en est la négation, ou la contre-épreuve, un prolongement du téléphone, mais d'un téléphone qui permettrait d'archiver toutes ses conversations, d'en conserver la trace, mêlant l'éphémère et le permanent.»

Au cours d'une conférence à l'Université Laval, M. Melançon a mené une expérience amusante. Il a demandé à 20 personnes de rédiger, sous forme manuscrite, une lettre d'amour figurant dans le roman Virtual Love. Durant la conférence, il a distribué ces lettres (sous enveloppe cachetée) et en a présenté la version électronique sur un écran. La différence entre les deux est apparue de manière percutante.

Trois éléments propres à la lettre

Benoît Melançon a étudié la lettre de façon approfondie et trois éléments la distingueraient de la communication électronique: l'objet, le rapport avec le temps et la représentation de soi.

«La lettre, résume M. Melançon, c'est d'abord un objet. Vous pouvez bien sûr imprimer le message électronique que vous recevez, mais selon votre choix de typographie, de mise en pages. Et votre correspondant n'aura pas touché au papier que vous manipulez.» Finies les lettres brûlées, froissées, déchirées.

Pour financer une campagne contre l'analphabétisme, la revue américaine The New Yorker a organisé un encan avec les lettres manuscrites de 80 grands auteurs. Une telle chose aurait été impossible si ces gens avaient connu le courriel (selon le néologisme de Jean-Claude Guédon).

Par ailleurs, quand apparaissent les mots Message sent, vous n'avez aucune raison de croire que votre correspondant n'a pas lu votre envoi après quelques heures, au pire quelques jours. Autrefois, on pouvait toujours croire que la lettre s'était égarée, que la Société canadienne des postes avait fait la grève ou que le facteur s'était fait mordre une fesse.

«En étudiant la correspondance en Nouvelle-France, nous avons constaté que ce rapport avec le temps était très particulier autant pour ceux qui lisent que pour ceux qui écrivent. On devait attendre, par exemple, que les glaces fondent avant d'envoyer ou de recevoir des lettres. Or, je m'interroge sur les étudiants de demain. Quand on sait que tous les manuels d'informatique suggèrent d'envoyer des messages courts - un ou deux écrans au maximum -, seront-ils encore formés pour lire longtemps? Pourra-t-on demander aux jeunes, dans 30 ans, de lire un roman de 500 pages?»

La représentation de soi est le dernier élément qui distingue la lettre du courrier électronique. Rarement confie-t-on à son écran, avant d'appuyer sur Send, son état d'âme, l'endroit où l'on se trouve, la température du moment ou le contenu de notre dernier repas. Ce sont des choses qui prennent beaucoup trop de place...

Mais Benoît Melançon insiste pour ne pas passer pour un nostalgique. Il cite des études qui démontrent que si Internet grignote une part de marché, c'est d'abord et avant tout aux dépens de la télévision. Ces moyens de communication peuvent fort bien être complémentaires.

«Durant une de mes conférences, une étudiante qui habite Québec a bien résumé la chose. Pour communiquer avec son copain qui vit à Montréal, elle a "exigé" qu'ils s'écrivent des lettres... même s'ils se téléphonent et utilisent le courrier électronique.»

Mathieu-Robert Sauvé


Prose et vers CULSEC

À 38 ans, Benoît Melançon est l'un des plus jeunes professeurs du Département d'études françaises. Peu après son arrivée, en 1992, il a fondé, avec Pierre Popovic (U de M), Michel Biron (UQAM) et Jane Everett (McGill), le Centre universitaire de lecture sociopoétique de l'épistolaire et des correspondances (CULSEC), dont l'acronyme, il l'avoue, a été trouvé avant le nom. Le CULSEC n'en est pas moins reconnu comme «Équipe de recherche» par le fonds FCAR, qui finance ses activités depuis 1992.

Ce centre a pour mission de faire reconnaître le genre épistolaire comme sujet de recherche par le biais de colloques, de séminaires et de publications. Un accent particulier est mis sur le Québec des années 1930. Parmi les publications à venir: une bibliographie préliminaire du genre épistolaire au Québec et un ouvrage collectif sur le Québec des années 1930 à partir de textes épistolaires.

M.-R.S.


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