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Des couleurs à faire pâlir l'arc-en-ciel

Il existe quelque 7 500 000 couleurs repérables,
mais seulement 11 termes fondamentaux pour les nommer.


Lorsque l'on dit de quelqu'un qu'il est blond aux yeux bleus, il n'y a pas de confusion possible sur la couleur de ses cheveux et de ses yeux. Mais comment nommer le bleu du logo de l'Université de Montréal?

Les langues s'avèrent incapables de créer autant de termes qu'il en faudrait pour nommer de façon distincte chacune des tonalités que peut contenir le spectre de la lumière visible. Selon une thèse de doctorat des plus originales rédigée par Hélène Du Bois Des Lauriers au Département de linguistique, l'oeil humain pourrait percevoir jusqu'à 20 000 teintes alors que l'instrumentation scientifique en distinguerait pas moins de 7 500 000!

Les fabricants d'encres et de peintures ont résolu le problème de la désignation des couleurs en donnant des numéros à leurs teintes; c'est ainsi que le «bleu U de M» est en fait le bleu 301. Efficace pour la production, mais pas très poétique et encore moins visuel.

«Un tel système de classement se situe à l'opposé des exigences linguistiques de désignation de couleurs parce qu'un numéro n'a aucune signification référentielle, souligne la linguiste. C'est par le caractère de généralisation des signes ou des mots employés qu'une langue se veut efficace.» Pour résoudre le problème de la désignation, la langue doit recourir à des approximations, à des termes dérivés et à des métaphores. C'est ce processus de construction que Mme Du Bois Des Lauriers a voulu examiner et comprendre par sa recherche.

Onze termes fondamentaux

L'étudiante s'est attaquée à sa colossale entreprise en commençant par répertorier tous les termes français, simples ou composés, existant pour désigner les couleurs; elle en a dénombré précisément 3639! Un premier élagage tenant compte de leur fréquence lui a donné un corpus de 2956 termes. Pour les besoins de sa thèse, elle n'a retenu de ceux-ci que les termes simples, soit 706 mots, parce que l'ensemble aurait été trop lourd à analyser en plus d'être redondant.

En soumettant ces couleurs, sous forme de mots et d'échantillons, à un groupe de 16 personnes de tous âges, elle a pu déterminer qu'il n'existe, dans le lexique francophone, que 11 termes fondamentaux pour nommer les couleurs, soit blanc, bleu, brun, gris, jaune, noir, orange, rose, rouge, vert et violet.

Ces termes sont considérés comme fondamentaux notamment parce que leur signification n'est comprise dans aucun autre terme (la signification de «cerise», par exemple, est déjà comprise dans «rouge»), qu'ils ne sont pas restreints à une catégorie particulière («blond» est restreint aux cheveux) et que leur évidence psychologique est certaine (contrairement à «mauve» ou à «magenta»).

Cela veut dire que la langue française doit recourir à 695 métaphores ou emprunts et à 2250 termes composés pour désigner les autres couleurs. Le français n'est pas pour autant plus pauvre qu'une autre langue puisque cet élément de la thèse confirme une étude américaine effectuée sur 20 autres langues aussi évoluées que le français et qui concluait qu'il n'existait, dans chacune d'elles, que 11 termes fondamentaux reliés aux couleurs.

Des langues minoritaires, comme le bourouchaski, parlé dans l'Himalaya pakistanais et dont Étienne Tiffou - directeur de thèse de Mme Du Bois Des Lauriers - est un spécialiste, ne comptent que cinq termes de couleurs fondamentaux, et les métaphores y sont relativement limitées. Autre exemple étonnant, le breton désigne le vert et le bleu par le même mot. «Plus une langue possède de termes de couleurs fondamentaux, plus son vocabulaire chromatique s'enrichira et se précisera grâce à la métaphore», avance la linguiste.

Le cheval blanc n'est pas blanc

L'ensemble des autres termes de couleurs sont considérés comme des termes secondaires que Mme Du Bois Des Lauriers sous-divise en termes autonomes et non autonomes. «Les autonomes sont ceux qui se sont libérés du joug de la référence initiale, précise-t-elle. C'est donc dire qu'ils sont maintenant perçus comme désignant d'abord une couleur plutôt qu'un objet.»

La liste relativement restreinte des 17 termes de cette catégorie contient des surprises: beige, bordeaux, bourgogne, carmin, crème, écarlate, grège, indigo, fuchsia, kaki, magenta, marine, mauve, ocre, pourpre, turquoise et vermillon. Saurez-vous trouver les objets à l'origine des couleurs pourpre, kaki et vermillon?

Quant à la pléiade des termes secondaires non autonomes, elle inclut ceux qui ont conservé un lien référentiel avec un objet (émeraude, cardinal, etc.), les termes métaphoriques (carotte, laiteux...), les termes spécialisés d'un domaine (blême, platine...) et les dérivés adjectivaux (olivâtre, violacé...). Parmi les termes spécialisés, Mme Du Bois Des Lauriers nous apprend par exemple qu'un cheval blanc n'est jamais blanc, pas même celui de Napoléon; un cheval est porcelaine, gris, crème, souris ou même isabelle!

Les termes secondaires ne sont pas tous perçus de la même façon et certains revêtent un caractère bi-, tri- ou même quadrichromatique. «Tout le monde situera le carmin dans le rouge, explique-t-elle. Mais "fuchsia" est situé tantôt dans le violet, tantôt dans le rose ou dans le rouge; il est trichromatique.»

D'autres termes sont en mouvance. «Chartreuse» est de plus en plus utilisé pour désigner une teinte aux confins du jaune et du vert, comme la liqueur du même nom, mais aucun dictionnaire ne lui donne un sens de couleur. Par ailleurs, des termes comme «corail» et «rouille» évoluent vers l'autonomie alors que d'autres, comme «garance», seraient en voie de disparition.

Mme Du Bois Des Lauriers a également mis en lumière des variations géolinguistiques entre la France et le Québec. «Marron» a tendance à être le terme fondamental en France pour le brun. De plus, le mot «bourgogne» n'y est pas employé pour désigner une couleur; on emploie plutôt le terme «bordeaux».

Dans le jeu des emprunts, l'influence entre le monde des couleurs et celui des objets ou des personnes est bidirectionnel. Le mot «aubergine», par exemple, a fini par désigner en France les proposés aux contraventions parce que leur costume était de cette couleur. Par contre, dans le cas de «cardinal», c'est la teinte du costume des prélats qui a fini par donner le nom à la couleur. (On apprend par ailleurs que les aubergines seraient maintenant devenues des pervenches en raison de leur nouvel uniforme bleu!)

Au départ, le projet d'Hélène Du Bois Des Lauriers était d'étudier le vocabulaire de la cosmétologie. «Mais la poésie et la musicalité des mots de couleurs m'ont amenée à m'intéresser aux couleurs elles-mêmes», souligne celle qui s'est également intéressée à l'histoire de l'art et qui a été guide au Musée des beaux-arts.

En cherchant à comprendre les procédés de création de termes de couleurs, elle a du même coup livré une classification et un répertoire qu'elle juge à juste titre exhaustifs. Ses 706 termes de couleurs, parmi lesquels céladon, sinople, Sissi et zinzolin, ne manqueront pas d'enrichir notre culture... et notre vocabulaire au scrabble.

Daniel Baril


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