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Avortement et deuil chez les adolescentes

Le deuil est plus intense si le sentiment de perte porte sur l'estime de soi.

Entre 1976 et 1992, le nombre d'avortements chez les adolescentes a plus que doublé au Canada. Selon les chiffres de Statistique Canada, le taux est passé de 3,6 à 12,2 pour 1000 chez les jeunes filles âgées de 15 à 19 ans.

«Cette réalité a des répercussions importantes autant pour nos établissements de santé et de services sociaux que pour les personnes et les familles concernées. Il importe donc de comprendre le phénomène», déclare Sylvie Lauzon, qui a consacré son doctorat de psychologie à l'étude du processus de deuil chez les adolescentes ayant subi un avortement.

Très peu d'études, sinon aucune, se sont penchées jusqu'ici de façon objective sur cette problématique. «Les études des années 1930 à 1960 sont de qualité douteuse parce qu'elles s'inscrivent dans le débat du "pour ou contre" l'avortement et laissent transparaître l'opinion des chercheurs», a-t-elle observé.

Les études subséquentes présentaient également un biais puisque, pour avoir droit à l'avortement, les femmes devaient démontrer qu'elles étaient «inaptes à être mères», ce qui avait des conséquences négatives sur le portrait de leur santé mentale.

De plus, les études qui ont abordé le rapport du deuil et de l'avortement l'ont surtout fait en comparant ce deuil avec celui lié aux fausses couches. «Deux choses différentes puisque le deuil dû aux fausses couches n'implique pas la volonté de la mère», note Sylvie Lauzon.

L'objet du deuil

S'il y a un deuil lié à l'avortement, il n'est pas non plus comparable à celui entraîné par la perte d'un être cher puisqu'il s'agit d'un «être» qui n'a jamais été, sinon à l'état de projet ou d'embryon. Le deuil porte ici sur la perte d'un inconnu et revêt une nature prospective. En fait, rien ne permettait de dire que les adolescentes ayant vécu un avortement vivaient un processus de deuil.

Par ailleurs, le fait d'avorter n'implique pas que le désir d'enfanter ou le désir d'être mère ne sont pas là. Tout en cherchant à mesurer s'il y a un sentiment de perte, Sylvie Lauzon a donc voulu déterminer quel était l'objet de ce sentiment: l'enfant lui-même, la maternité, l'estime de soi, un projet de vie, etc.

«La nature intangible et mystérieuse de l'objet perdu pose donc un problème pour la définition de cet objet, constate la chercheuse. Il est fait d'espoir et de fantasmes et la façon de l'entrevoir modifiera la façon de vivre le deuil.»

Sylvie Lauzon s'est heurtée à une autre difficulté liée à l'avortement chez les adolescentes, soit l'aspect quasi clandestin de l'acte. Dans son échantillon de départ, seulement 39 % des mères et 18 % des pères d'adolescentes enceintes étaient au courant de la grossesse de leur fille! «Cet élément de clandestinité complique la recherche puisque l'avortement est dans la majorité des cas vécu en dehors de la famille et que nous devons respecter cette confidentialité.»

Pour cette raison, l'échantillon a diminué de 72 %, passant de 85 à 24 adolescentes, entre la première et la dernière étape de la recherche.

Les mots pour le dire

Sylvie Lauzon a tout de même pu établir qu'il y a bien un processus de deuil chez la presque totalité des adolescentes qui se font avorter et que l'objet du deuil évolue dans les mois qui suivent l'avortement.

«Dans les deux semaines suivant l'avortement, le deuil porte sur la perte de l'enfant pour les deux tiers des adolescentes», souligne-t-elle. Mais de trois à cinq mois plus tard, la perte se situe plus sur le plan de l'estime de soi alors que l'adolescente a l'impression d'avoir perdu «une partie bonne» d'elle-même. Parallèlement à cette évolution, le sentiment de déni - «je n'arrive pas à croire que ça m'arrive» - fait place à la nostalgie.

La recherche de Sylvie Lauzon a également fait ressortir que «le deuil est plus intense et plus long chez les adolescentes qui ont, dès l'avortement, eu l'impression de perdre une partie valorisée d'elles-mêmes. Lorsque l'impression de perte se vit en fonction d'un bébé aimé mais extérieur à soi, le deuil est limité dans le temps.»

L'intensité du deuil est par ailleurs proportionnelle au degré d'anxiété précédant l'avortement: plus l'adolescente est déprimée et vit des émotions négatives avant l'avortement, plus le deuil sera intense.

«Mais je n'ai observé aucune pathologie dépressive, ajoute Mme Lauzon. Il n'est pas anodin de devenir enceinte à 14 ans, mais l'avortement n'est pas perçu comme un désastre ou la pire chose qui puisse arriver. On pourrait même le comparer à une peine d'amour. Pour plusieurs adolescentes, c'est un secret qui les aide à se détacher de leurs parents.»

La principale conclusion que dégage Sylvie Lauzon de cette recherche est qu'il faut aider les adolescentes «à prendre conscience de ce qu'elles vivent, les amener à mettre des mots sur leurs sentiments pour préciser l'objet de leur perte. Si l'adolescente n'identifie pas l'objet de son deuil, elle risque de reproduire le même comportement.»

Daniel Baril


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